Marion et Philippe Jacquier sont fondateurs de la galerie Lumière des Roses, à Paris, spécialisée dans les photographies anonymes.
En 2004, Marion et Philippe Jacquier, alors producteurs de cinéma, décident de troquer l’image animée pour l’image fixe. De dénicheurs de talents (ils produisent les premiers films de Christophe Honoré et d’Anne Fontaine), ils deviennent dénicheurs d’images d’anonymes et d’amateurs du XIXe et XXe siècle, comptant sur leur seul regard pour déceler celles qui, au milieu de millier d’autres, sortent du lot par leur présence particulière. De leur précédent métier ne reste qu’une trace : le nom de leur galerie, Lumière des Roses. C’est le titre d’un script qui raconte l’histoire fascinante de Gabriel Veyre, arrière-grand-père de Philippe Jacquier et premier opérateur des Frères Lumières. Par manque de fond, ils ne réussiront jamais à financer ce projet de film, et de cette histoire ne restent aujourd’hui que ces quelques mots qui éclairent le fronton de leur galerie.
En 2004, leur première exposition à Montreuil est un succès. Leur intuition se révèle gagnante. La photographie anonyme, jusqu’ici inexplorée par le marché ultra-concurrentiel de la photographie, attire de nombreux collectionneurs épris de nouveauté. Ils vendent, dès l’ouverture, une superbe photographie de 1870 d’un éléphant circassien pour un prix qui leur semble alors déjà élevé. Une heure plus tard, l’éléphant a triplé de valeur. Finalement, les trente photographies exposées sont toutes vendues. La gageure désormais est d’en dénicher d’autres de qualité équivalente, des tirages uniques difficiles à trouver sans un œil averti. Philippe écume ventes aux enchères, foires et puces aux quatre coins du monde. Il achète des milliers d’images qu’il soumet au regard de Marion. Ensemble, ils font le tri et repèrent celles qui pourront rejoindre les murs de leur galerie. Année après année, leur œil s’affute, leur bibliothèque s’épaissit, leur fonds s’accroît et leurs trouvailles sont accrochées aux murs des musées et des collections du monde entier. Aujourd’hui, ils prévoient de doubler la superficie de leur espace d’exposition à Montreuil.
Un rendez-vous incontournable : Paris Photo
Mais ne brûlons pas les étapes. En 2005 se pose d’abord la question de leur visibilité. Une seule solution : Paris Photo. Personne n’y croit : des photographies d’amateurs au côté des plus grands noms de la photographie, le pari est risqué. Néanmoins, en 2000, le Metropolitan Museum de New York avait exposé pour la première fois des photographies anonymes du tournant du XXe siècle dans le cadre de l’exposition Other Pictures. Ces photographies, issues de la collection Thomas Walther, sont ensuite rentrées dans les collections du MoMa de New York. Le marché est prêt à accueillir la Galerie Lumière des Roses. Valérie Fougeirol, alors directrice de Paris Photo au Carrousel du Louvre, lui ouvre grand les portes de la foire. Marion et Philippe inaugurent leur stand avec une série de tirs forains des années 1920-1930. Le succès est là. La foire devient un rendez-vous incontournable. C’est au cours de ces quelques jours que la galerie réalise une bonne partie de son chiffre d’affaires. Tout au long de l’année, les galeristes préparent et choisissent avec soin les photographies qu’ils y exposeront. Ils mettent au point un accrochage non linéaire où les cadres se touchent et emplissent le mur comme dans les salons du XIXe siècle, créant des filiations et des échos entre des photographies de temporalités et de techniques diverses.
Un travail de détective
Au fil des années, les galeristes font de nombreuses découvertes. À chaque fois, de longs mois de recherches sont indispensables pour rassembler les preuves nécessaires à l’identification des photographies dont ils ont perçu l’intérêt. Un travail d’enquêteur qui fait le sel de leur quotidien. Ils découvrent par exemple, dans un fonds d’archives, une photographie jaunie par le temps représentant l’atelier de photographie de Gustave Le Gray (1820-1884) au Caire. Ce document photographique rare témoigne de la fin de la vie du photographe en exil, période pour laquelle il existait peu d’informations. Les visiteurs peuvent également admirer la fulgurance poétique d’un cliché de 1892 pris par un amateur découvrant les joies de la photographie instantanée. Un plongeur s’élance d’une falaise, trace blanche se découpant sur la roche noire. Le photographe parvient malgré lui (il n’existe alors aucun viseur sur ces nouveaux appareils) à faire une image sublime. On peut également mentionner une surprenante photographie de 1910 qui représente un nouveau-né soutenu par un homme ayant le visage caché par un voile noir. Il était à l’époque traditionnel de faire photographier son nouveau né face à la caméra. La personne qui le tenait – le plus souvent une femme – se devait d’être invisible pour ne pas lui voler la vedette, d’où le voile noir.
Les trouvailles de Marion et Philippe Jacquier font la joie des conservateurs qui puisent dans les fonds de la galerie de quoi étoffer leur collection. En 1853, l’anglais Charles Thurston Thompson (1816-1868) réalise une étonnante série d’autoportraits. Alors qu’il était engagé pour photographier une série de meubles et d’objets d’art, il prend prétexte d’un miroir pour réaliser ce qui sont peut-être les premiers autoportraits de l’histoire de la photographie. La série est acquise par le MoMa à New York. De nombreux collectionneurs privés se pressent également à la galerie. Certains font uniquement collection de photographies d’anonymes et ont parfois débuté leur collection avec l’ouverture de la galerie Lumière des Roses. D’autres apprécient les photographies anonymes comme un contrepoint à leur collection d’artistes reconnus.
Des risques et des difficultés du métier
Le bon prix, selon Philippe Jacquier, est celui que l’acheteur est prêt à débourser et celui auquel les galeristes sont prêt à vendre. Néanmoins, le caractère unique des tirages rend parfois difficile l’appréciation d’un juste prix. Une photographie, inestimable par sa provenance ou par sa rareté (telle l’atelier de photographie de Gustave Le Gray), peut rester invendue car le prix est jugé trop élevé. Une autre peut faire l’objet d’une forte demande de manière totalement inattendue (l’éléphant circassien de 1870), le prix fixé est alors trop bas. Il arrive également que, malgré les nombreuses recherches effectuées, une photographie ne soit pas identifiée par les galeristes qui la vendent alors beaucoup moins cher que sa valeur réelle. Marion et Philippe racontent qu’ils se trouvaient, sans le savoir, en possession d’une photographie d’André Schelcher de 1909 qui inspira non seulement l’un des plus célèbres tableaux de Delaunay (Tour Eiffel et Jardin du Champs de Mars, 1922) mais également Le Corbusier. L’acheteur, lui, reconnu la photographie et s’en tira avec un fort bon prix. Autre cas de figure, les galeristes mettent la main sur une superbe série de photographies qui, par son importance et par son sujet, se révèle difficilement vendable. En 2016, ils découvrent un ensemble de plus de 150 images prises par un même homme entre 1940 et 1970 qu’ils appellent “Zorro”. Celui-ci, dans l’intimité de son appartement, se met en scène, se travestit, se rêve en héros et donne corps à ses fantasmes. Il s’inscrit dans une longue lignée de photographes telles Claude Cahun, Pierre Molinier ou Cindy Sherman qui ont fait de même. Un tirage seul ne fait pas sens sans le reste de la série et la série représente un investissement particulièrement conséquent. Celle-ci cherche toujours acquéreur.
Selon Philippe Jacquier, l’important lorsque qu’il découvre une photographie n’est pas tant le prix qu’elle pourra atteindre mais le mystère qu’elle recèle. Marion et Philippe cherchent des images « dont ils n’arrivent pas à faire le tour », des images qui restent et resteront à jamais une sorte d’énigme. Il y a peu, ils ont trouvé un album contenant plus d’une centaine d’images qu’ils ont nommé L’Absente. En 1930, un homme, séparé de la femme qu’il aime, décide de revenir sur les lieux où ils sont allés ensemble. Il prend de chaque lieu une photographie et marque d’une croix rouge l’endroit où elle s’est tenue, où elle a ri, aimé, parlé ou pleuré. On ne sait rien de plus de cette histoire, de son passé, de son futur. Il ne reste plus que cet album, témoin de la puissance du manque, dont la Galerie Lumière des Roses fait revivre l’histoire. Sophie Calle fut l’une des premières à contacter la galerie pour se renseigner sur cet album.
Aleth Mandula
Cet article a été écrit à l’issue d’un entretien public organisé par l’association Profession Photographie et mené par Clara Bastid à l’Institut National d’Histoire de l’Art le 1er mars 2017.
http://www.lumieredesroses.com/