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Margaret Durow et le souvenir constant de soi

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 Un livre n’a pas toujours besoin d’un titre, et quand il en porte un, simplement le nom de son auteur suffit. Il n’a pas non plus besoin d’une épaisse couverture, d’une flopée de pages, d’essais et de palabres. Celui éponyme de la photographe américaine Margaret Durow, publié aux éditions britanniques Setanta Books, est œuvre de fragilité et de subtilité, d’une certaine grâce tirée de la simplicité.

Un petit format, une simple couverture couleur brique, aimantée retient un petit cahier sur papier couché. Ni essai ni légendes pour ne pas gâter la vision, quarante-huit pages. La photographie dans sa plus simple impression. D’emblée le livre formule un mystère, une ambition de sensualité voilée de solitude. Il s’ouvre sur le corps de la photographe elle-même. L’image semble étouffée par la pénombre, par des jeux de lumière étouffant l’objectif. Le corps frêle de la photographe se détache d’un halo, un rayon mince comme un soleil d’hiver. La pénombre n’est pas brisée ; le corps s’y glisse ou s’en détache, nul ne sait.

Durow n’a pour sujet qu’elle-même, sans que cette intériorité ne bascule vers l’égotisme, l’art narratif ou l’absurde. Elle photographie son corps, ses cicatrices, son échine meurtrie, plus rarement son visage, très souvent sa silhouette. À son corps se superposent les paysages du Wisconsin, où elle habite. Pris seuls, ils resteraient à l’état de palette, un dessin lacunaire de la nature. Mais chez Durow, les paysages se recomposent aux portraits, ou plutôt l’un prolonge l’autre, de manière à ce que chaque photographie se lise comme une émotion vive, saisie par l’objectif, retenue par le papier, ravivée par notre œil. L’intériorité, ce mot analytique, psychanalytique, un peu gauche et remâché, trouve dans ce livre un écho euphonique. Il fait sens.

Il évoque en premier lieu une forme de guérison : « Quand j’avais cinq ans, une tumeur bénigne a été découverte dans ma colonne lombaire, ce qui a progressivement provoqué une déformation de ma colonne. En 2007, j’ai eu de graves complications suite à la chirurgie qui a redressé et soudé ma colonne vertébrale. Onze ans plus tard, j’ai subi d’autres opérations reconstructives de la colonne vertébrale qui n’ont pas réussi et ont provoqué des déficiences supplémentaires. La photographie me permet d’exprimer ce que je ressens et de transformer la douleur et l’isolement de mon corps déformé et handicapé en beauté et en force. »

La photographie forme pour l’artiste un onguent, une forme d’opération cette fois-ci réussie qui s’attacherait à recoudre, à ressouder, à rassembler les formes disparates de son corps. Cette fonction cathartique surgit brutalement dans certaines photographies, en préambule et en conclusion de l’ouvrage. Les traumatismes d’un mal qui ne guérit pas — et que les bistouris aggravent les années passant — marquent le geste photographique. On appelle ça, à chacun sa mesure, « vivre avec son mal », « endurer sa peine », « porter son fardeau » pour les plus bigots.

Pour le dire simplement, la photographie permet à Margaret Durow d’accepter son corps. C’est accepter d’une part que la guérison n’est plus possible, c’est d’autre part faire entendre que le corps n’est pas une seule cicatrice. Il est chez la photographe une étonnante affaire de légèreté, voire de sensualité. Les mises en scène de Durow s’attachent peut-être à l’essentiel : mettre en forme sa propre beauté, découvrir dans ce corps bien davantage qu’une meurtrissure, par un jeu d’ambivalences. Ce corps balafré en ouverture est soudain l’éveil d’une invitation au désir (Winterlight, non datée), quand il ne flotte pas dans une brume silencieuse (Sunset Water, non datée). Partout il s’échappe de sa contusion et resplendit.

Donc, vaciller revient à briller. La photographie de Durow paraît souvent perdre pied, flancher dans la joie, l’accalmie ou plus rarement la tristesse. Son œuvre rappelle l’étonnement le plus nu face à la simplicité de la vie. Celle-là même qui, sans tomber dans le ton prophétique, sans verser jusqu’au discours ontologique, se ravive parfois à nous par la plus infime des manifestations. Pour Durow, il suffit de la migration d’une colonie d’oiseaux devenue ponctuation sur un fil télégraphique ; du blizzard recouvrant épais les lumières violacées d’une place abandonnée ; de la balade d’un être aimé dans une contrée déserte. Le livre s’épanouit là, entre deux balafres magnifiques, plein d’une vie profondément poétique, car tout entièrement habitée.

Il y a chez Margaret Durow une filiation à faire avec Saul Leiter. Tous deux arpentent sans relâche leurs paysages quotidiens — les lacs du Wisconsin pour l’une, le pâté de maison de l’East Village pour l’autre —, convaincus qu’il ne faut pas aller loin pour saisir ce qui sourdement résonne en soi. Il y a dans sa couleur saturée, écorchée, voilée et flottante une filiation à faire, de Leiter à Plossu en passant par Nan Goldin. Il y a encore tout un geste autobiographique qui la relie à Francesca Woodman, dans cette étonnante manière de se dissimuler en soi comme aux autres.

Mais au-delà des comparaisons essentielles pour situer un travail, et si pauvres pour en trouver la teneur, il demeure surtout l’impression tenace d’un environnement, d’une écologie solide, cohérente, vivante, d’émotions devenues photographies. En ce sens, Margaret Durow est un livre réussi en ce qu’il ouvre un pan de la vie de l’artiste, une subtile brèche de sa vie intérieure. Penser qu’en une trentaine de photographies, on puisse être traversé des joies, des peines, des amours, du calme et des silences d’une autre, n’est-ce pas saisissant ?

Arthur Dayras

 

Margaret Durow

Livre éponyme de Margaret Durow

Setanta Books, 2020

48 pages, 25 €.

Plus d’informations sur le site de Setanta Books

Le site de Margaret Durow

Suivre Margaret Durow sur Instagram

 

 * Les titres sont repris du site de l’éditeur, le livre n’en comportant pas.

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