Lothar Schirmer est un éditeur mythique. Peut être le seul aujourd’hui avec Jack Woody a être dans la lignée des Robert Hoffman, Paul Gottlieb, Robert Delpire, Georges Hercher. Regardez la liste des livres qu’il a publié, elle épouse et se confond avec l’histoire de la photographie, nous avons eu envie de lui rendre hommage. Lui, si discret, s’est livré dans une interview à Eva Gravayat, et a même entrouvert ses albums personnels, merci Lothar.
Jean-Jacques Naudet
Lothar Schirmer par Eva Gravayat
Eva Gravayat, pour La Lettre de la Photographie.
M. Schirmer, vous collectionnez des photographies depuis plus de quarante ans, activité que vous avez commencé avant de créer votre propre maison d’édition. Que pouvez-vous me dire à propos de la première photographie que vous avez achetée ?
Lothar Schirmer.
A cette époque, j’étais familier de la scène artistique de Düsseldorf et il y avait trois photographes qui retenaient mon attention.
L’un d’eux était le couple Bernd & Hilla Becher, bien sûr, que je classais sous une forme d’art conceptuel. Je ne voyais pas trop la dimension documentaire dans ce qu’ils faisaient. J’étais curieux de leur travail et je leur ai rendu visite. J’ai été conquis par leurs personnalité et leur processus de travail. Ils n’avaient pas de clients pour lesquels travailler alors ils faisaient ce qui les passionnaient. C’était bien sûr une tâche difficile aussi bien physiquement que financièrement, une tâche sans fin, de documenter toutes les structures industrielles du dix-neuvième siècle avant qu’elles ne disparaissent. D’une certaine façon, c’était une forme d’héroïsme. Ils devaient gagner de l’argent pour vivre entre deux expéditions et pour obtenir les fonds qui couvraient les coûts de leur travail, donc c’était une manière très passionnée et assez dogmatique de voir le monde. Il y avait peu d’autres photographes dont ils reconnaissaient le sérieux – à part August Sander, Walker Evans et Diane Arbus, quasiment personne.
C’était les premiers. Le second que je surveillais dans la même ville était Hans-Peter Feldmann. C’était le fils du propriétaire d’un drugstore et il collectionnait les photographies que tous les clients amenaient et ne revenaient pas chercher. C’était ses débuts et il a développé, grâce à ses photographies amateur, son propre univers fascinant jusqu’à aujourd’hui. C’était quelque chose de totalement opposé à la pratique des Becher et ça m’intéressait.
La troisième était Ute Klophaus, une femme qui enregistrait photographiquement toutes les performances et happenings de Josef Beuys. Même si de nombreux photographes venaient à ces événements, elle avait développé un style unique. Elle ne faisait que ça et elle ne pouvait rien faire d’autre, elle était obsédée par cet homme et aussi par la photographie. Elle est morte l’année dernière, elle était très spéciale.
C’était trois approches totalement différentes de la photographie contemporaine au même moment et au même endroit. Je pensais qu’il était très intéressant que la photographie puisse couvrir autant de domaines. J’ai rendu visite à chacun d’entre eux et j’ai commencé à les collectionner un peu. Puis après quelques années, je me suis dit que je pourrais devenir éditeur. L’autre possibilité aurait été de me transformer en marchand d’art ou d’ouvrir une galerie, ce que je ne voulais pas.
EG: Pourquoi avez-vous décidé de vous lancer dans la publication plutôt que de devenir un marchand d’art ?
LS
Si vous rendez visite à un artiste et que vous lui dites : « Je veux faire un livre avec ton travail », il vous montre tout. Si vous venez à lui en tant que marchand d’art et que vous lui dites : « Je veux acheter quelque chose que tu as à vendre », ils vous montre les cinq choses qu’il a envie de vendre. J’ai réalisé que je pouvais avoir toute l’information si je venais avec une démarche sérieuse de publication. Je pense aussi que la photographie, pour être intéressante, doit porter sur un grand nombre de travaux, plutôt que sur une ou deux pièces seulement. Même les collectionneurs d’impressions ressentent cela, qu’une impression n’est pas assez, ou cinq, ou dix… En fait vous en voulez quatre-vingt, ou plus encore : assez pour faire un livre !
EG
Faut-il une quantité précise de photographies pour faire un bon livre ?
LS
Les livres sur la photographie peuvent présenter une diversité fantastique. Ce peut être la monographie d’un grand photographe, comme une grosse autobiographie en images ou ce peut être vingt images comme un volume de poésie. Entre les deux, vous pouvez trouver toutes les quantités d’images, tous les formats de livres, selon la matière photographique rencontrée.
Je compare parfois cela à la bijouterie. A partir des pierres précieuses, vous pouvez faire une grande variété de pièces d’orfèvrerie. Certains photographes sont conscients de cela, et contrôlent le processus d’édition pendant son élaboration, comme Henri-Cartier Bresson ou comme Bernd & Hilla Becher le faisaient. Mais d’autres photographes sont comme des journalistes, ils prennent leurs photos et ils ne se soucient pas de ce qui peut arriver aux joyaux qu’ils ont générés. En faisant des livres, j’ai compris que certains savaient exactement ce qu’ils voulaient et d’autres avaient besoin de conseils, et que je pouvais leur faire des propositions.
EG
En publiant des livres photo, votre but premier était-il d’aider les photographes à faire connaître leur travail, ou de faire découvrir la photographie à un plus large public, dans les années 70 ?
LS
Quand vous faîtes un livre, vous devez le réaliser en respectant le point de vue de l’auteur et de l’artiste mais vous devez aussi, bien sûr, prendre en compte les désirs du public, c’est une nécessité… Avant de convaincre mon public, je devais convaincre d’autres éditeurs de devenir mes concurrents. Les choses se sont développées plus vite que je ne l’espérais !
EG
Avec qui avez-vous collaboré en premier au milieu des années 70, en participant dans le même temps, et probablement de multiples manières, au développement du marché du livre photographique – en Allemagne ou ailleurs ?
LS
Il y avait un jeune français, Claude Nori, à Contrejour, qui venait toujours à la foire du livre de Francfort, et puis Thames and Hudson (Londres), et un vieil immigré juif allemand qui faisait la liste des livres d’art pour Rizzoli à New York : George Aldor.
EG
Comment s’est déroulée la réalisation de votre premier livre « August Sander – Rheinlandschaften » en 1974-75?
LS
Travailler avec des gens plus âgés de la génération précédente était très facile en réalité. Quand quelqu’un voulait faire un livre sur leur travail, ils savaient que c’était l’une de leurs dernières chances de le faire. La seule chose qu’ils vérifiaient, c’était que je pouvais payer mes factures et que je pouvais faire des livres de bonne qualité. Les impressions de bonne qualité étaient plus importantes que l’argent. Ils ne voulaient pas être déçus et je ne voulais pas les décevoir. Nous travaillions avec Reinhold Kölbl à Munich pour la lithographie et Passavia à Passau était l’imprimeur. Le livre était en trois couleurs et un vernis et il ressemblait presque à un fac-similé.
Avec les années, j’ai dû travailler avec des gens qui avaient mon âge. C’était plus difficile, parce qu’il y avait toujours une forme de compétition avec la vieille génération. Maintenant je fais des livres avec des gens qui ont vingt ans. Pour les plus jeunes d’entre eux, ceux avec lesquels vous faites leur premier livre, le projet devient comme un enfantement, il devient très important.
EG
Quelles sont les qualités nécessaires pour travailler avec un artiste dans le but de publier son livre?
LS
Si l’éditeur doit avoir certains talents, je dirais : d’abord la patience, ensuite l’expérience, et le dernier est d’être capable de donner des conseils.
Pour présenter toutes ces qualités, vous devez travailler sans être pressé par le temps. Si vous devez faire un livre rapidement parce que vous en avez besoin financièrement, vous devez avoir de grands talents d’acteur pour donner l’impression que vous ne subissez aucune pression et que vous avez tout le temps nécessaire pour discuter !
Il y a un livre sur lequel nous travaillons maintenant depuis cinq ans, c’est celui d’Anton Corbijn sur Tom Waits… Mais après de nombreux changements, il semblerait qu’en septembre de cette année, le livre va finalement sortir.
EG
Quel a été votre plus long projet?
LS
L’un des plus longs a été de travailler sur les photographies du peintre Wols : « Wols Photograph », le livre a finalemenet été publié en 1978 (avec un texte de Laszlo Glozer et 305 illustrations).
Il y avait un imbroglio familial : une partie de la famille possédait les négatifs, l’autre possédait les droits. Pour faire le livre, nous avons dû attendre que les droits expirent. Cela a pris un certain nombre d’années. Parfois, il est juste question d’attendre, attendre et attendre encore.
EG
Pourriez-vous me donner la liste des livres représentatifs de l’histoire de votre maison d’édition. Lesquels ont joué le plus grand rôle ?
Voir le premier article, « Schirmer/Mosel : l’Histoire », avec les couvertures de ses livres mythiques.
EG
D’un point de vue plus personnel : quels sont les livres qui sont restés importants dans votre esprit ou qui correspondent aux souvenirs les plus marquants, en considérant la manière dont le projet a été fait ou la manière dont vous avez collaboré avec le ou les artiste(s) ?
LS
La collaboration avec les Becher a été le plus fertile (20 livres jusqu’à maintenant) et la plus forte. Ils m’ont fait prendre connaissance de cette tradition en photographie : August Sander, Walker Evans, Diane Arbus… Et ensuite ils m’ont permis de me familiariser avec tous leurs disciples.
EG
Comment se porte la maison d’édition en termes de production de livres ?
LS
Eh bien, nous faisons à peu près cinquante livres par an : un tiers sont des productions originales, un tiers que j’achète auprès de mes collègues étrangers pour faire les éditions en allemand, et le dernier tiers qui correspond à des rééditions de vieux livres sous des formes différentes.
EG
Lequel de vos livres a été le plus vendu jusqu’à maintenant ?
LS
Je dirai « Portraits » d’Helmut Newton. Nous l’avons fait en 1987 et il est toujours réédité.
EG
Je crois comprendre que vous rééditez vos livres assez souvent ?
LS
Oui. Je veux dire qu’un tiers du total des livres que nous avons édité est toujours disponible aujourd’hui. 2000 livres ont été publiés depuis 1975. Cela correspond à une production de 50 livres par an, mais la première année nous avons fait un livre, la seconde, deux… certains livres en sont à leur première édition, et certains en sont maintenant à leur cinquième, sixième ou septième !
EG
Dans combien de pays du monde sont vendus les livres Schirmer/Mosel ?
LS
Partout ! Partout où les gens peuvent se les payer et ont envie de les acheter, mais je n’ai aucune idée de combien de pays en tout..
EG
Vous avez ouvert une galerie à Munich, pouvez-vous nous expliquer quand et pourquoi ?
LS
La galerie a vu le jour en 1998 et c’était au départ un outil publicitaire pour la maison d’édition ; maintenant elle apporte un soutien financier à la maison d’édition. C’est un joli retournement de situation ! Nous avons réalisé de belles ventes malgré la crise. Les gens avaient plus tendance à acheter des œuvres d’art que des livres. Mais ce n’est pas vraiment une « galerie », j’appellerai plutôt cela une « vitrine » parce que nous ne représentons pas d’artistes. Le seul que nous représentons, c’est Cy Twombly, dont nous possédons l’exclusivité pour les travaux photographiques. Pour tous les autres, nous ne faisons que vendre et partager les gains. Cela fonctionne plutôt bien dans une fourchette allant de 3000 à 20000 euros par pièce.
C’est facile, vous n’avez pas à vous dire qu’une autre personne, un artiste, dépend financièrement de vous. C’est aussi assez amusant : si quelqu’un vient, si je veux montrer son travail et qu’il y a un espace de libre, je peux dire « Faisons-le maintenant ! ». Nous ne suivons pas une programmation déterminée longtemps à l’avance et c’est la raison pour laquelle la galerie a été créée. J’avais demandé plusieurs fois à des propriétaires de galeries à Munich si je pouvais faire la présentation d’un livre chez eux, ou si nous pouvions organiser une exposition ensemble, mais ils m’avaient répondu à chaque fois : « Ma programmation est pleine pour les deux années qui viennent et je ne peux pas brouiller mon image avec un travail que je ne suis pas régulièrement ». Je comprenais cela et j’ai décidé d’ouvrir mon propre espace.
C’est arrivé quand nous avons fait le livre merveilleux avec Isabella Rossellini (« Some of me » en 1998). Elle est venue après la foire du livre de Francfort, nous avions un grand stand avec une large publicité et nous avons vendu 10000 copies en trois mois. Je me suis dit « si tu as Isabella, tu peux faire des conférences de presse partout et ça fonctionnera bien, mais si tu es avec quelqu’un dont tu dois montrer le travail pour gagner l’intérêt du public, il te faut un espace ». Donc j’ai utilisé l’argent que j’avais gagné avec le livre d’Isabella et j’ai loué la galerie ! Ensuite nous lui avons consacré une exposition à elle aussi, pour son second livre.
EG
Vous semblez avoir une relation de travail très forte avec Isabella Rossellini ?
LS
Oui, nous avons fait plusieurs livres ensemble et nous préparons en ce moment un très gros livre pour l’année prochaine sur sa mère : « Ingrid Bergman : Her Life in Pictures ». Une biographie visuelle faite de 500 photographies, notes, et documents, un grand livre qui est notre plus gros projet de tous les temps et nous le réalisons avec les quatre enfants réunis : Pia Lindström and Roberto, Isabella et Ingrid Rossellini.
EG
J’imagine que vous voyagez beaucoup…
Quel a été votre dernier voyage professionnel à l’étranger et quel sera votre prochain ?
LS
Le dernier que j’ai réalisé m’a emmené à New York pour l’ouverture de l’exposition Cindy Sherman au MoMA.
Le prochain sera sans doute pour Düsseldorf… ou Paris. Qui sait ?
EG
Pouvez-vous nous raconter l’histoire de votre relation avec Helmut Newton en tant qu’éditeur et du conflit actuellement en cours ?
LS
Taschen voulait publier une grande rétrospective d’Helmut Newton (« Helmut Newton’s SUMO ») comprenant des photos que nous avions publiées précédemment avec Newton. Nous avons donné notre accord pour certaines images, sur un montant pour les droits, et je lui ai donné mon autorisation pour 10000 copies de ce livre. Ensuite Taschen et June Newton ont voulu à plusieurs reprises faire des versions moins chères de livre, ce que j’ai toujours refusé en arguant que cela ne faisait pas partie de notre accord et que la version moins chère ferait de la concurrence aux autres dix livres d’Helmut Newton que j’avais dans mon catalogue.
Ils ne l’ont pas fait pendant dix ans, et ensuite June Newton a soudainement donné son accord à Taschen pour faire cette version bon marché (en 2009). Le pire c’est qu’ils ont changé un certain nombre d’images pour d’autres provenant des mêmes séances photo. Donc, en somme ils ont supprimé les premiers choix et réalisé quelque chose comme une fausse sélection. Pour cette raison, nous avons un procès en cours avec Taschen en ce moment parce que nous pensons que c’est de la violation de copyright. Cette affaire est toujours en instance de jugement.
La question qui doit être réglée est de savoir s’il faut établir un nouveau contrat si vous utilisez des deuxièmes choix issus de séances photo. Pour moi, c’est une nécessité, parce que sinon vous pouvez vendre un livre à un éditeur A, et ensuite vendre un livre à un éditeur B avec les seconds choix, qui semblerait rempli d’images de moins bonne qualité. Pour le futur de l’édition c’est important parce que c’est un nouveau délit, il n’y a rien dans les textes à ce propos.
EG
Y a-t-il un livre que vous rêvez toujours de faire ?
LS
Mon livre de rêve porterait sur les photogrammes de Jean-Luc Godard : son imagerie filmique.
EG
A propos d’un film en particulier ?
LS
Non sur tous. D’abord nous commencerons avec une compilation !
EG
Il est toujours en vie.
LS
Oui, je lui ai écrit mais il ne m’a répondu pour le moment et je ne le ferai pas sans son accord.
EG
Une dernière question : Qui est Lothar Schirmer ?
Quelques mots sur votre vie personnelle ?
LS
Qui êtes-vous ? Qui suis-je ? Je n’en ai pas la moindre idée !
Je construis une maison en ce moment, une maison de pierre, à Munich, après avoir construit une maison de papier…