Retour de la formidable chronique d’Alain-René Hardy sur les grands livres de la photographie érotique !
Encore une fois, je ne peux décoincer ma plume qu’en renonçant à ce qui, pour prendre la suite des présentations de Julien Mandel, puis de Zoltan Glass, était mon projet initial : vous familiariser, quoique naturellement il soit déjà bien connu et très apprécié par beaucoup d’entre vous, avec Bill Brandt (1904-1983), du moins avec cette partie de sa création qu’il consacra à la photo de nus (part quand même la plus remarquable de son œuvre), avec laquelle ma collection a évidemment beaucoup de relation, et par suite avec cette chronique pour L’Œil de la photographie.
Peu après la fin de la Guerre en effet, la découverte chez un antiquaire, suivie de son utilisation, d’une chambre ancienne de très grande focale (à l’infini) amena ce photographe anglais d’origine allemande, déjà reconnu pour ses reportages à tendance sociale et ses vues de Londres (indubitablement suggérées par Paris la nuit (1932) de son ami Brassaï) à prendre, alors qu’il ne s’y était jamais essayé, des photos de nus (« parce que c’est beau depuis toujours et qu’un matin d’été ça m’a plu« , comme disait Germaine Krull). D’abord en intérieur (ce qui ne veut pas dire en studio), ultérieurement en extérieur, principalement sur des plages de la Manche. Très proche d’une camera obscura, son appareil, aux réglages rudimentaires, générait par nature des perspectives déformées et affectait similairement le rendu des corps, avec des résultats pas très éloignés finalement des distorsions inventées par Kertèsz quelques années auparavant.
Prises dans des appartements londoniens (de Camden à Hampstead) entre 1945 et 1953, ses photos de nus génèrent des images aux atmosphères souvent étouffantes, voire angoissantes, à connotations surréalistes, auxquelles leur ameublement victorien suranné n’est d’ailleurs pas totalement étranger [Ill. 1-4].
Dans une seconde étape, délaissant peu à peu sa complaisance pour ces atmosphères assez oppressantes que lui avait livrées l’utilisation expérimentale de sa découverte, Brandt, s’attachant désormais à l’exploration des pleins et des déliés de l’anatomie féminine (quelquefois mise en contraste avec les formes orthogonales de la peinture abstraite) [Ill. 5]. va faire évoluer sa pratique et se focaliser sur le corps des modèles dénudées qui occupent les appartements dont le grand angle déformera la morphologie à l’envi [Ill. 6-7].
On découvrit ces clichés, non sans surprise devant une telle nouveauté, dans les premières parties de la publication qui résultera plus tard (1961) de ces années d’expérimentation. Préfacés par Lawrence Durell, Perspective of nudes [Ill. 8] (édition simultanée Londres, Bodley Head ; New York, Amphoto et Perspectives sur le nu, Paris, Prisma) qui firent sinon scandale, du moins, montrant l’invu (comme on dit l’inouï), – ce qui n’a jamais été véritablement perçu, suscitèrent un tangible bouleversement de la vision dans l’univers de la photographie. D’où la renommée universelle que Bill Brandt, aujourd’hui considéré comme un jalon majeur de l’histoire de la photographie, y gagna.
Puis, aspiré à partir de 1953, par un attrait croissant pour la plastique féminine, perceptible d’ailleurs dans ses essais initiaux [Ill. 7], il emportera bientôt modèles et chambre photographique au grand air, vers les plages de galets du Sussex, puis traversant la Manche, en Normandie, principalement à Vastérival, non loin de Dieppe, plage sauvage bordée de falaises crayeuses du pays de Caux. Et là, à l’instar du comte de Clugny autrefois (lequel avait fait l’objet de ma chronique inaugurale), il découvre, et nous fait redécouvrir, que durs, compacts et acérés, rochers, brisants et falaises, dangereusement hostiles et agressifs, font ressortir par contraste la fragilité et la vulnérabilité des rondeurs et tendres courbes féminines, dont ils constituent un idéal contrepoint [Ill. 9-10]. Tandis que les galets, de leur côté, éternellement roulés et polis par la mer en formes parfaites sont merveilleusement analogiques des courbes prêtes à la caresse des corps de nos compagnes, – incontestable paradoxe de cet environnement de bord de mer où galets et rochers coexistent. Brandt s’achemine alors dans ses prises de vue en plein air maritime vers une création plastique qui a plus à voir avec la sculpture qu’avec la photo, par l’effet de cadrages resserrés à l’extrême sur pieds, coudes, fesses, et même oreille, – au point de rendre l’identification anatomique problématique, et même parfois impossible [Ill. 11], effet intensifié par des surexpositions prononcées systématiques, générant des formes abstraites en tous points similaires à celles élaborées au même moment dans leur pratique par ses compatriotes Henry Moore et Barbara Hepworth [Ill.12-13].
En fait, son œuvre est tellement riche, innovante, subtile, complexe, – d’autant qu’il retravaillait inlassablement ses prises de vue au tirage, que de crainte d’afficher au grand jour mes insuffisances, je me bornerai à souligner que, alors que ses prédécesseurs et contemporains avaient recours à une profusion d’accessoires, gimmicks et props, c’est-à-dire d’éléments allogènes au fait photographique, la manière de Brandt, entièrement et exclusivement photographique, n’est élaborée qu’à partir de lumière, profondeur de champ et durée d’exposition. Ce qui, on en conviendra, constitue une différence, énorme.
De là, sa gestion tout à fait particulière de la lumière, fréquemment commentée, qui pourrait faire croire que le photographe, inféodé aux contrastes extrêmes, ne pratique qu’avec du blanc et du noir, toutes valeurs intermédiaires, toutes nuances de gris exclues ; d’où ces nus, saturés de lumière, violemment surexposés, où les corps féminins se détachent sur le fond avec un minimum de nuances, se résumant en de suggestifs volumes [Ill. 14-15]. Finalement, renonçant à analyser en profondeur sa pratique, je me contenterai, pour remplir mon propos de composer ma rubrique en contournant son sujet, – en quelque sorte de la publier sans avoir à l’écrire, de soumettre à votre regard et à votre jugement une sélection de ses images les plus impressionnantes et significatives sélectionnées dans les deux titres où elles furent révélées (en héliogravure) : Perspective of nudes et Nudes 1945-1980 (Londres, Gordon Fraser, 1980) [Ill. 16], ce dernier publié pratiquement vingt ans plus tard, reprenant en grande partie des images déjà dévoilées dans Perspective, non sans y ajouter d’intéressants clichés issus des mêmes séances, dont entre autres ceux où l’illusion est renforcée par l’utilisation de jeux de miroirs. [Ill. 17].
Alain-René Hardy
L’ivre de nus
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