En 1985 les éditions Contrejour publient le premier livre Autres Amériques de Sebastião Salgado. 49 photographies sont réunies dans cet ouvrage devenu mythique, reproduites pour la plupart en double page, sélection drastique parmi la somme d’images recueillies par le photographe entre 1977 et 1984, à l’occasion de nombreux voyages en Amérique Latine. Prix du Premier Livre Photo Paris Audiovisuel /Kodak à sa sortie, il a été édité en quatre langues et a connu un succès fulgurant. Plongée dans les cultures paysannes et indiennes, Autres Amériques constitue la première matérialisation du long parcours entrepris par Sebastião Salgado pour témoigner du sort des populations opprimées, des menaces qui planent sur la planète Terre et son environnement.
Accompagné d’un texte inédit de Claude Nori et de ceux du livre publié en 1985, cette nouvelle édition d’Autres Amériques va permettre à un nouveau public de se plonger dans les origines d’un engagement photographique qui n’a jamais cessé de se développer et de s’exprimer.
Des terres fantasmatiques jusqu’à l’imprimerie.
On dit que les rapports entre éditeurs et auteurs sont souvent conflictuels, difficiles et passionnels. Je ne contredirai pas cette réflexion mais j’ajouterais une importante subtilité. Ce métier qui est surtout une vocation nous donne la chance de rencontrer des êtres qui nous font voyager dans des univers inconnus et nous offre quelques fois leur amitié. C’est ce qui advint avec Sebastião Salgado en 1985. Notre expérience éditoriale, à laquelle fut mêlée dès les débuts son épouse Lélia, justifie à elle seule mon métier d’éditeur engagé dans la photographie à une époque où tout restait à accomplir dans le livre de photographie d’auteur.
Autres Amériques est considéré à juste titre comme l’un des ouvrages majeurs des années quatre-vingt, un livre qui possède sa propre logique esthétique et qui déploie de pages en pages une vision du monde en accord avec une riche vision intérieure. Déjà, on pouvait pressentir le style de Salgado dans la composition des images, à travers la force des cadrages bien souvent inattendus, et la connivence existant entre le photographe et les personnes photographiées : ce don unique qui permet de capter l’âme des êtres humains tout en les incluant dans la grande fresque universelle.
En 1985, Sebastião Salgado était membre de l’agence Magnum depuis 1979 et commençait à se faire un nom dans le milieu du photojournalisme français. Jeanloup Sieff m’avait parlé de lui avec enthousiasme en me soufflant que nous devrions nous rencontrer.
C’est ainsi que Sebastião avait débarqué un beau matin dans mon bureau de la rue Saint Marc accompagné de Lélia. Il portait une veste à chevrons, un pantalon en tergal, une barbe bien taillée. Sa voix douce et son élégance raffinée contrastaient avec la panoplie déstructurée des baroudeurs d’agence que j’avais rencontrés jusque-là. Tout de suite le courant était passé, les Brésiliens et les Italiens ont la faculté de se comprendre, et de s’apprécier au-delà des mots par des affinités quasi sensuelles.
Ils mirent devant mes yeux la maquette d’un livre composé de photographies prises dans de nombreux pays d’Amérique latine, des photographies remarquablement tirées par Jean- Yves Brégand qui était aussi le tireur de Jeanloup Sieff. Ils les avaient patiemment sélectionnées en les étalant le long de leur couloir de quatorze mètres dans l’appartement qu’ils occupaient boulevard Voltaire à Paris. Tout de suite, comme ce fut le cas devant la maquette du Voyage Mexicain de Bernard Plossu, de Kodachrome de Luigi Ghirri ou de Télex Persan de Gilles Peress, je sus que j’étais face à un véritable auteur qui avait trouvé dans le livre un moyen d’expression privilégié. Je lui donnai immédiatement mon accord pour le publier. À cette époque, par une tape des mains, on décidait en quelques secondes de se lancer avec une belle inconscience dans une aventure à la fois militante et sentimentale.
La plupart des photographies étaient horizontales et bien souvent composées en deux parties laissant apparaître à droite et à gauche des scènes très complémentaires, ce qui rendait l’image particulièrement intéressante. Elles semblaient parfaitement bien adaptées à la double page du livre, coupées en leur centre par le pli de la reliure et de la couture. Lélia avait fait des études d’art et dirigeait la galerie Magnum. Elle possédait un œil sûr et décidé. Elle se chargea de refaire la maquette qui avait été initiée par Maurice Coriat, ancien directeur artistique du magazine Zoom et de la monographie Trois secondes d’éternité de Robert Doisneau aux éditions Contrejour.
Cette maquette, la première qu’effectua Lélia, fut aussitôt récompensée par le Prix du Premier livre Photo, Paris Audiovisuel-Kodak/Pathé, un prix que venait de créer Jean Luc Monterosso qui dirigeait alors l’association Paris Audiovisuel. Ce prix, doté d’une somme d’argent revenant à l’éditeur, nous permit de mettre tous les atouts techniques de notre côté pour parvenir à une belle impression du livre qui fut imprimé en bichromie avec une excellente photogravure adaptée aux images de Sebastião. Cependant, le budget permettait de reproduire uniquement 49 photos, plus celle de la couverture, car les frais liés à la photogravure étaient très élevés. Je reste persuadé que cette limitation, obligeant à une sélection rigoureuse des images, renforça le projet. Durant le voyage en train qui nous menait à l’imprimerie de l’Indre à Argenton-sur-Creuse, nous apprîmes à mieux nous connaître. Sans doute nous parlâmes de son exil, des sept années qu’il passa à réaliser ses photographies d’Amérique Latine, à parcourir des terres inconnues dans des bus déglingués. Sans oublier le football, la vie devant nous, mais c’est surtout la photographie qui occupait toutes les pensées de notre tribu, cette sacrée photo que nous aimions à la folie et dont nous parlions avec la flamme de la jeunesse parce qu’elle était notre façon d’exister. Je me souviens de Sebastião et de Lélia découvrant avec des yeux gourmands l’ambiance de l’imprimerie, le bruit du roulement des machines offset, l’odeur si particulière de l’encre, l’affairement consciencieux des ouvriers autour des feuilles de papier et de la politesse dont ils faisaient preuve avec eux. Ils prenaient du plaisir à observer ce monde clos où l’on reconstruisait un autre monde en deux dimensions servi par des techniciens passionnés et compétents. La charge d’encre, la profondeur des noirs, le contraste éclatant s’adaptaient parfaitement à la densité des photographies.
Le livre eut immédiatement un franc succès non seulement en France mais aussi à l’étranger et obtint le Premier Prix de la Foto ibéro-americaine en 1986 (après le Prix du Premier Livre Photo) qui fut décerné à Huelva, en Espagne à l’occasion du Centenaire de la découverte de l’Amérique. Lors de notre voyage entre Séville et Huelva, je réalisai une photographie de Lélia et Sebastião à l’arrière de la voiture, tous deux à moitié endormis par la fatigue. L’amour qui les liait exhalait la douceur et un sentiment de plénitude. En même temps que l’édition espagnole due à Luis Revenga, cinéaste, agitateur culturel et éditeur, une édition américaine chez Pantheon Books vit le jour grace à Fred Ritchin, ancien picture-editor du New York Times Magazine, directeur de Camera Arts Magazine et professeur de photographie.
Je ne m’étonne pas du grand photographe qu’est devenu Sebastião et du militant qu’il est resté, un militant pacifique passé de l’autre côté du miroir pour changer le cours des choses, rendre le monde plus beau et donner la dignité à ceux qui y vivent.
Lorsque, au mois de juillet 2014 nous nous sommes retrouvés tous les trois, Lélia, Sebastião et moi, à Paris au restaurant de l’Hôtel du Nord en pleine Coupe du monde au Brésil, nous avons décidé de publier à nouveau ce livre mythique épuisé depuis trop longtemps. Il fallait l’éditer trente ans aprés, dans l’éclat de sa jeunesse.
Sans rien changer, sa force esthétique est intacte. Son message malgré le temps passé est plus que jamais d’actualité.
– Claude Nori
LIVRE
Autres Amériques
Photographies de Sebastião Salgado
Textes de Claude Nori, Sebastião Salgado, Alan Riding et Gonzalo Torrente Ballester
Conception et maquette de Lélia Wanick Salgado
Format 24x30cm
49 photographies
128 pages
Sortie Mars 2015
Prix 35 €