Quand je travaillais à Paris, j’avais un bel étui d’appareil photo en cuir. Il ressemblait à une serviette de diplomate. Lorsque je portais une cravate, et si mon costume convenait, je pouvais entrer dans des endroits où l’on mettait les autres photographes dehors.
J’ai photographié 11 rois. J’ai fait des clichés des rois de Norvège, de Suède, de Belgique, et de la reine de Hollande, de deux aspirants à la couronne de France, et du prince héritier d’Allemagne (le petit-fils du Kaiser), des rois d’Italie, d’Espagne, du Maroc, et de Jordanie.
Mon préféré était Juanito, le fils de Don Juan, le comte de Barcelone, qui était supposé devenir roi mais Franco choisit plutôt son fils, Juan Carlos. Nous nous tutoyions depuis déjà longtemps. Oh, n’oublions pas le roi de Grèce – j’ai photographié le père et le fils. Le fils, Constantin, est marié à la princesse du Danemark. Lui et moi étions de grands amis également. C’était une famille pauvre, de pauvres rois, qui voulait qu’il se marrie avec une reine riche. On fit venir deux hollandaises plutôt grasses, et il n’en voulut pas. Il se maria avec la belle princesse danoise dont la sœur a épousé le roi d’Espagne. J’ai pu photographier pas mal de princesses quand la princesse Margaret en Angleterre s’est mariée avec Anthony Armstrong-Jones. Quand je suis allé photographier les princesses grecques, j’ai annoncé que je voulais quelque chose de totalement informel.
On m’a répondu : « Les filles font une ballade en bateau demain. »
« C’est parfait », je répondis. Elles étaient charmantes, et je les ai photographiées alors qu’elles descendaient sur le bateau, libéraient les voiles, et tout cela. Un gamin, pieds nus et portant un short blanc, les aidait sur le bateau. Je le trouvais un peu familier avec elles, mais il parlait anglais, alors je lui dis : « hé, gamin. Aide-moi avec mon sac. »
Comment pouvais-je savoir que c’était le prince héritier ? Plus tard, dans une somptueuse maison de campagne, il m’aida à installer mes affaires. Il me dit : « Vous vous plaisez ici ? »
Je lui répondis : « J’aime tout en Grèce, à part le retsina [vin résiné typique, NdT]. »
Il me dit : « Oh, vous n’aimez pas le retsina ? »
Je lui rétorquais : « ça a le goût de diluant pour peinture. » (C’est vrai, ça a un goût terrible).
« Vous n’en avez pas goûté du bon », dit-il. « Venez avec moi. » Nous sommes allés dans la cuisine, et il demanda aux domestiques : « Ramenez ceci et cela », et ils revinrent avec six ou huit bouteilles. Constantin et moi nous installâmes là pour les goûter.
Il me demanda : « Vous n’aimez pas ? »
Je lui répondis : « ça a toujours le goût de kérosène. »
Il fit un bon roi, avant d’être renversé.
(Interview du 4 novembre 1993. Par John Loengard, LIFE Photographers: What They Saw, Boston, A Bullfinch Press Book, 1998)