Michael Kenna a récemment fait don, par convention notariée signée le 10 novembre 2022, de l’intégralité de son oeuvre photographique à l’État français. Françoise Denoyelle lui écrit cette lettre.
Cher Michael,
C’est avec une immense joie et une certaine émotion que j’ai appris votre grande et irrévocable décision de léguer votre oeuvre, et pour cela, de choisir un pays qui n’est pas le vôtre. C’est une décision difficile à prendre. Se dire qu’il est temps de penser à « l’après », se dire qu’il est plus sage de transmettre à une institution plutôt qu’à son enfant. Se dire que des deux pays dont on a la nationalité, aucun ne présente autant d’avantages qu’un troisième, le pays de cœur, celui que l’on a le plus photographié.
Cher Michael, j’imagine combien vous avez pesé le pour et le contre. Retourné la question dans votre tête. J’ai le souvenir de Willy Ronis, en 1978, de ses affres quant au devenir de son travail dont, disait-il alors, rien ne resterait et qui fit ensuite deux donations successives et un legs à l’État. Je me souviens de l’année de négociations avec les enfants de François Kollar, pas tous sur la même longueur d’onde quant à la meilleure solution pour faire vivre l’oeuvre de leur père tombée dans l’oubli et que leur mère, l’exceptionnelle Fernande Kollar, depuis disparue, avait réussi à faire connaître à nouveau.
Je suis toujours hantée par la vision du désordre laissé dans le fonds photo d’Yvette Troispoux après son décès et que j’avais connu si bien rangé dans son petit appartement. Elle s’imaginait que, la photographie étant «sa famille », une entente orale avec la Bibliothèque Nationale de France réglait la question. La BnF ne récupéra l’essentiel de son travail qu’après une épique saga.
Les locaux du plus ancien collectif de photographes, Le bar Floréal photographie, ont retrouvé leur usage premier après la fin du collectif. Je revois les centaines de tirages de travail abandonnés faute de place, les photographes trop découragés pour faire le tri, les tirages d’expositions trop grands pour être emportés, les archives de trente ans d’édition, d’expositions sur des étagères à moitié vides. Sans la mobilisation ultra rapide de la BnF, de la médiatèque du Patrimoine et de la Photographie la benne aurait été l’ultime destination préconisée par le commissaire-priseur.
Dernièrement, j’ai dîné chez Lan et Jean Mounicq. Bonheur toujours renouvelé de leur amitié. Ils ont fait don à l’État de l’oeuvre de Jean, en 2019. Elle a rejoint à la MPP les fonds de Boudinet, Gladys, Kertész, Parry, Réquillart, Ronis, Nadar et tant d’autres. À 91 ans, après bien des questions, bien des errances – un projet bien engagé avec le musée Carnavalet n’aboutira pas -, Jean Mounicq est serein au tréfonds de lui-même car son travail, comme le vôtre, sera sauvegardé. Il poursuit, à son rythme ses activités en toute liberté, comme vous allez le faire, et vient de sortir un nouveau livre : Portraits, aux éditions de Juillet.
Cher Michael, votre don, 3 683 tirages photographiques originaux argentique d’images réalisées dans 43 pays différents, accompagnés de leurs négatifs et scans, 175 000 autres négatifs accompagnés de leurs planches contact correspondantes, 6 422 tirages de travail des années 1983-2000, 1 280 tirages Polaroid, 87 livres et monographies, traduit l’ampleur et la qualité de votre travail, témoignent de votre générosité. Les Français peuvent vous en remercier. Merci pour les sublimes tirages que vous réalisez vous-même dans la solitude de votre laboratoire, merci pour la confiance quant à la conservation de votre œuvre reconnue, exposée, publiée depuis longtemps.
En retard dans les années 2000 sur le sujet de la conservation des épreuves et des négatifs, les institutions : musées, bibliothèques, archives, médiathèques… ont depuis mis les bouchées doubles.
La France accueille beaucoup d’artistes, de créateurs étrangers. Hôtes de passage, certains y restent leur vie entière, mais finissent par confier leur oeuvre à leur pays d’origine. Vous, cher Michael, citoyen du monde, photographiant dans tant de pays, vous avez choisi la France, celle de la Déclaration des droits de l’homme, de Niépce et de la loi sur le caractère inaliénable des oeuvres données à l’État. Merci
Votre générosité n’est pas nouvelle, vous aviez, il y a plus de 20 ans, fait don de 300 tirages et 6 000 négatifs du projet “Concentration Camp” réalisés dans les années 1988-2000. Martine d’Arc, si regrettée Martine disparue trop vite, en avait été l’artisane. Ce fut compliqué, très compliqué, mais Martine s’était obstinée et vous aviez, vous avez, réitéré votre confiance. Martine a tant oeuvré pour faire connaître votre travail en Europe. Elle parlait de vos projets, de vos photographies avec tant de passion. Sabine Troncin-Denis a pris la relève.
L’annonce de votre donation a été rendue publique dans la presse et sur les réseaux. Elle figurera dans la prochaine édition, volume 4 de + Photographie initiée par Marion Hisslen et repris par Fanny Escoulen, cheffe du département Photographie au ministère de la Culture. Votre don s’ajoute ainsi à tous ceux, modestes ou de grande ampleur, dont la France s’honore et sur lesquels veillent les conservateurs, attachés de conservation, magasiniers, restaurateurs…
Merci cher Michael, vous êtes un exemple, un encouragement pour vos confrères et consoeurs qui s’interrogent sur le devenir de leur travail.
Je vous embrasse
Françoise
Archives – 14 novembre 2022
Donation de Michael Kenna à l’État français
https://loeildelaphotographie.com/fr/donation-de-michael-kenna-a-letat-francais/