L’artiste canadien s’est fait sienne la mise en scène de situation du quotidien avec d’intenses images en grand format. Son oeuvre est exposée au Mudam à Luxembourg dont certaines pièces sont montrées pour la première fois en Europe.
Un photographe est avant tout un observateur du monde qui se laisse porter par son regard et qui attrape ici ou là quelques morceaux du réel, quelques fragments décharnés de la vie. Peu importe alors qu’il ait ou non son appareil photo : il enregistre tout de même une image et celle-ci resurgira plus tard. Tel est en tout cas la façon de travailler de Jeff Wall. L’artiste ne se promène pas avec son boîtier, la sangle au cou, comme le ferait de nombreux photographes de rue. Mais, comme eux, il capture des instants qui le bouleverse et les reproduit ensuite dans des clichés savamment travaillés : mise en scène impeccable, impressionnante attention aux détails. Ainsi de son chef d’oeuvre « Invisible man ». Tiré du prologue du roman éponyme de Ralph Ellison, un écrivain afro-américain des années 1950, la scène représente un homme – le narrateur dans le roman – qui a trouvé un abri sous terre et y vit, y écrit un livre. Au-dessus de lui, une multitude d’ampoules. 1369 très exactement. « Je ne les ai pas compté, mais je suis sûr qu’il y en a 1369 sur la photographie » assure Christophe Gallois, l’un des commissaires de l’exposition et qui confirme cette impression : « Jeff Wall a une attention totale au moindre détail ». De fait, dans cette photographie, non seulement peuplée d’une forêt d’ampoules, il y a un nombre incalculable d’objets choisis avec patience et abnégation, dans une recherche esthétique admirable et colossale.
Baudelaire
Car ce qui est impressionnant chez Jeff Wall, c’est d’imaginer le processus de création où ses photographies – souvent produites en studio – naissent de situation réelle croisée par l’artiste et qu’il transforme dans des mises en scènes impeccables. Prenez par exemple sa photographie intitulée « In front of a nightclub » réalisée en 2006 et qui présente l’entrée d’une boîte de nuit. Jeff Wall a tout reconstitué en studio, sans oublier de faire figurer les mégots écrasés sur le trottoir, les lumières misérables à l’entrée de ce club. Au milieu des jeunes gens venus pour danser – des figurants repérés par l’artiste et qui jouent leurs propres rôles – un homme seul et différent se fraye un chemin. Il s’agit d’un vendeur de roses qui tente désespérément d’écouler sa marchandise. « Cette figure fait penser aux personnages décrit par Baudelaire » explique Christophe Gallois, « comme les petites vieilles ou les prostituées ». Comme Walker Evans en son temps, Jeff Wall est fasciné par le poète français qui prônait une nouvelle approche esthétique, la peinture de la vie moderne.
Manet
Jeff Wall est justement connu pour son lien avec la peinture. Le Mudam présente notamment son très célèbre premier chef d’oeuvre conçu en 1979 : « Picture for Women » qui reprend en la réinventant la toile de Manet : « Un bar aux Folies Bergère ». Plus loin, c’est le « Déjeuner sur l’herbe » du même peintre qui inspire Jeff Wall et qui propose dans « The Storyteller » un groupe d’individus à l’orée d’un petit bois tandis qu’à dix mètres d’eux s’étend le pont d’une bretelle d’autoroute d’où jaillit d’énormes câbles noirs et le bruit de voitures et camions qu’on imagine… Chez Wall il y a sans cesse une composition extrêmement minutieuse qui fait corps avec la peinture, qui est d’un même tenant réflexif, où les figurants se mettent à penser et sortent d’une intense et profonde méditation.
Whisky
C’est notamment le cas de ces trois hommes réunis au pied d’un lampadaire en pleine nuit et que Jeff Wall a baptisé, peut-être avec ironie, « Monologue ». Deux des trois hommes sont assis sur une chaise, le troisième est debout et se sert de sa chaise vide comme petite table pour poser un verre de whisky. L’homme du milieu, assis, semble être en train de parler, les deux autres individus paraissent l’écouter d’une oreille distraite, eux aussi plongés dans une profonde réflexion. Il y a trop à dire quand on écrit sur Jeff Wall car chaque photographie est un condensé incroyable de problématiques sociales, psychologiques et métaphoriques…Ainsi ces trois hommes qui soulèvent un flot de questions : qu’attendent-ils ? Pourquoi sont-ils dehors la nuit ? Que dit cet homme au milieu des autres ? Et tout ceci, dans une étonnante et belle mise en lumière qui fait songer à une scène de théâtre… Parfois, il s’agit aussi de ce que Jeff Wall a vu comme simple promeneur et qu’il a trouvé intéressant de reproduire. À ce titre, la photographie « A man with a rifle » est saisissante. Un homme, courbé, fait le geste de tenir un fusil et le pointe en direction d’un parcmètre. Si on regarde bien, il y a également, de l’autre côté de la rue, une personne dans son champ de tir et qui, elle aussi, est abaissée vers quelque chose au sol. On pourrait presque croire que cette personne a été touchée par la balle imaginaire du fusil imaginaire de cet homme. Et s’il vise effectivement le parcmètre, il y a beaucoup à dire sur la dimension sociale d’une telle photographie : un déséquilibré mental laissé à l’abandon ? Un type sans argent qui fait ce geste pour dire sa colère d’être sans le sou ? Un père de famille qui joue avec ses enfants et qui sont, eux, hors champ ? Que dire ? Voici toute la puissance des images de Jeff Wall : contribuer à soulever une myriade de questions et ne répondre à aucune. Comme cet homme allongé au milieu de sa cuisine, à même le sol, la gueule contre la porte du réfrigerateur et que Jeff Wall nomme sobrement « Insomnia ».
Hamlet
Cette étrangeté est présente dans son cliché intitulé « The flooded grave » où, au premier plan, une tombe est ouverte. Dedans : un fond marin semblable à ceux de la région de Vancouver – dont est originaire Jeff Wall – étoiles de mer et éponges dans une eau granuleuse. Image tirée d’une courte hallucination qu’a eu l’artiste et qu’il s’est fait fort de rendre réelle en composant cette situation d’une tombe ouverte, devant un cimetière de la région. Là encore, les questions soulevées sont innombrables : la mort, l’expérience de la mémoire traumatique, le fond marin comme appel du large et comme vecteur du suicide…On pense à Hamlet voyant le fossoyeur creuser…À la mort d’Ophélia, noyée dans les eaux sombres du Danemark… Un peu plus loin dans l’exposition, une autre photographie attrape l’oeil. Une perquisition est menée par des policiers chez quelqu’un. Deux agents sont en train de fouiller dans une pile de papiers. A gauche, un escalier descend et au-dessus est accroché le dessin d’un enfant. Troublant détail : est-ce l’enfant devenu grand et criminel ? Est-ce l’oeuvre de l’enfant du suspect ? c’est aussi, une puissante métaphore, comme si après l’enfance nous attendait le jugement et l’inspection; la recherche de nos rêves, peut-être ?
Jean-Baptiste Gauvin
Jeff Wall – Appearance
Jusqu’au 6 janvier, 2019
Mudam Luxembourg
Musée d’Art Moderne Grand-Duc Jean
3, Park Dräi Eechelen
L-1499 Luxembourg-Kirchberg