Qu’ont donc en commun les photographes Seydou Keita, Malick Sidibé, Youssouf Sogodogo, Alioune Ba, Samuel Fosso, Pieter Hugo, Mouna Karray, Baudouin Mouanda, Aïda Muluneh, Kiripi Katembo, Athi Patra Ruga, Zanele Muholi ou encore Omar Victor Diop ? Pour chacun d’entre eux, si les Rencontres de Bamako n’ont pas été le lieu de leur révélation au monde, elles ont au moins été un tremplin exceptionnel pour leur carrière. Dès sa création en 1994, la Biennale Africaine de la Photographie a eu pour objectif de révéler les jeunes talents issus du monde africain. Pas d’exception donc pour cette 12ème édition qui fait la part belle aux jeunes artistes âgés de moins de 35 ans. L’équipe curatoriale, composée du Directeur artistique Bonaventure Soh Bejeng Ndikung, des jeunes co-commissaires Aziza Harmel, Astrid Sokona Lepoultier et Kwasi Ohene-Ayeh, et des conseillers curatoriaux Akinbode Akinbiyi et Seydou Camara, s’est réunie il y a plusieurs mois à Bamako pour procéder à la sélection des artistes parmi les quelques 330 candidatures envoyées et les suggestions de chacun.
Il y a quelques jours, lorsque les Rencontres de Bamako lançaient leur édition « anniversaire » marquant leurs 25 ans d’existence avec une sélection de plus de 80 propositions d’artistes et de collectifs, les visiteurs ont pu constater les nombreux noms d’artistes peu familiers, voire inconnus, ou ceux d’étoiles montantes de la photographie. Nés après la deuxième moitié des années 1980 ou dans les années 1990, ces photographes, vidéastes et plasticiens usant de l’image ou du médium photographique sous des formes diverses, intriguent par les préoccupations qui semblent les animer. Ces artistes vivent avec leurs temps mais jamais n’omettent l’Histoire du continent. Ils nous rappellent que le passé est omniprésent dans notre quotidien, démontrant ainsi que les rêves et préoccupations d’hier ont nécessairement leurs pendants aujourd’hui mais surtout, que toutes les blessures n’ont pas été refermées.
Engagés dans une résistance aux appareils historicistes en vigueur, ils sont nombreux à exprimer leur volonté de sortir des carcans d’une mémoire générale incomplète vis-à-vis d’une histoire qui est celle de leurs aïeuls originaires du continent africain et par conséquent, qui est leur. Tel que le suggère le thème « Courants de conscience » de cette édition qui invoque le bagage mémoriel des individus dans l’acte de création, il semble que les récits énoncés par cette jeune génération soient inévitablement liés à l’histoire, aux mouvements, aux événements, aux pensées, aux tourments, aux exultations du continent auquel ils se rattachent. Les luttes anticoloniales, anti-impériales, anti-patriarcales d’hier résonnent encore mais l’avenir en construction qu’ils dépeignent est aussi plein de promesses.
Ainsi, la mémoire collective, et parfois mêlée à la mémoire personnelle, est centrale dans les travaux de plusieurs jeunes artistes qui font usage de matériel archivistique dont Keli Safi Maksud qui s’interroge sur la façon dont la mémoire des années des postindépendances est transmise aux générations 2.0, ou Amina Ayman Kadous qui examine la façon dont nous construisons nos mémoires à travers des trajectoires encrées dans les espace-temps de nos vécus. Maxime Jean-Baptiste, Nidhal Chamekh et Kitso Lynn Lelliott, chacun à leur manière, abordent les dénis d’existence et les mémoires hégémoniques relatives aux contextes d’impérialisme occidental historiques.
En adéquation avec les mouvements humains d’hier et d’aujourd’hui, les questions liées à la complexité de l’identité contemporaine sont récurrentes, avec de jeunes artistes qui traitent des questions diasporiques telle que la londonienne d’origine sierra-léonaise Adama Jalloh, qui photographie avec tendresse les communautés africaines de la capitale britannique. On va également retrouver Yagazie Emezi, qui souligne les marqueurs identitaires de la subculture Hipco hérités des échanges historiques entre le Libéria et les États-Unis tout en capturant la résilience de la scène musicale du Hipco dans un club monrovien suite à la crise d’Ébola ayant frappé la région.
De l’analyse des travaux de ces jeunes photographes et vidéastes ressort également une véritable impression de désir de retour aux origines, de respect d’anciennes traditions ésotériques qui engagent le rapport de l’homme à la nature. C’est le cas par exemple d’une des benjamines de la sélection, Halima Haruna qui tente d’activer un dialogue apaisé entre le pétrole brut et l’Humanité à travers une performance de divination, et ce dans le contexte de la spirale infernale inhérente à l’exploitation pétrolière dans son pays, le Nigéria. La malienne Dickonet, elle, invoque les divinités du fleuve pour rappeler les liens vitaux et sacrés qui unissent l’homme et le fleuve, et la nécessité d’une bienveillance réciproque. C’est également le cas avec Léonard Pongo dont le travail prend pour point de départ les croyances Luba qui l’amènent à sillonner des territoires naturels de la RDC pour créer de nouveaux imaginaires, à mi-chemin entre fiction et science.
La question des genres et des violences qui leur sont faites est aussi au cœur des réflexions. L’engagement des femmes sur ces questions est palpable, avec des artistes qui réagissent face à l’ « invisibilisation » et l’oppression historiquement subies par la femme noire. Buhlebewze Siwani aborde l’impact que le christianisme a sur la perception du corps de la femme noire en Afrique du Sud ; alors qu’Adji Dieye, elle, reprend les codes publicitaires d’un cube bouillon très populaire en Afrique pour démontrer comment ceux-ci peuvent perpétrer des stéréotypes sur la façon dont la femme africaine est supposée être et agir. D’autres angles de réflexion sur les genres incluent la création d’espaces d’expression chez les communautés LGBT noires dans des capitales européennes chez Dustin Thierry ou encore les tensions entre la masculinité traditionnelle et la création du soi chez Ibrahim Ahmed.
Justement, les questions liées à la construction du soi et au monologue intérieur ont été engagées par plusieurs artistes dont Eric Gyamfi ou Godelive Kabena Kasangati qui, à l’heure où la pudeur contraignante n’est plus de mise – et on le constate avec le développement des réseaux sociaux – ont l’audace de l’expression du soi intime, de l’externalisation des émotions personnelles. Fanyana Hlabangane sonde la solitude des sujets qu’il croise au gré de ses pérégrinations à Johannesburg, une solitude reflétant sa propre condition. Rahima Gambo met en relation la déambulation de son propre corps dans l’espace et la catharsis de son esprit en réaction aux attentats-suicides à la bombe perpétrés à l’Université de Maiduguri en 2017 par des femmes non identifiées.
Bref, ces jeunes artistes nous livrent des récits sur leur époque et soulèvent de nombreuses questions sociétales actuelles diverses et variées telles que le quotidien des femmes, mères, étudiantes qui vendent leur corps pour subvenir à leurs besoins à Yaoundé chez Antoine Ngolke-Do’o, les relations d’interdépendance entre les êtres humains et les technologies chez Afrane Akwasi Bediako, le développement des loisirs balnéaires en Egypte en dépit du contexte politico-économique du pays chez Roger Anis, ou encore le rôle joué par les marabouts de Djéné dans le maintien de la paix au Mali chez Hamdia Traoré. L’une des benjamines de cette 12ème édition, Godelive Kabena Kasangati, âgée de 23 ans, nous confie : « Pour moi, ces Rencontres de Bamako sont comme une thérapie : c’est une renaissance de mon égo en tant que photographe et individu. (…) Je réalise le rêve de raconter des histoires à travers la photographie et d’être écoutée. » À Godelive et à tous les autres jeunes talents de cette 12ème édition des Rencontres de Bamako, nous leur souhaitons de continuer à raconter des histoires, celles du monde d’hier, d’aujourd’hui et de demain, qui sont et seront écoutées avec attention.
Astrid Sokona Lepoultier