Sally Mann: A Thousand Crossings : cette exposition hébergée par la National Gallery of Art de Washington est la première, de toute l’histoire du musée, à englober toute la richesse de l’œuvre d’une femme photographe. Depuis l’exposition organisée en 1987 pour le centenaire de la naissance de Georgia O’Keeffe et la rétrospective Käthe Kollwitz en 1992, aucune autre femme n’avait fait l’objet d’un tel respect.
Les commissaires Sarah Greenoughe et Sarah Kennel ont adopté une approche radicalement nouvelle du travail de Sally Mann : au lieu de l’examiner à travers le prisme des êtres humains – on pense notamment à ses célèbres photos de famille, qui fouillent les complexités psychiques de l’enfance – mais celui de la contrée qu’habite l’artiste, la vallée de Shenandoah, en Virginie, ainsi que les états du Sud, dans lesquels elle s’est immergée pour réaliser ses séries Deep South, Battlefields et Blackwater.
La plupart de ses portraits de famille les plus célèbres (comme Candy Cigarette, Night-blooming Cereus, Jessie At Five, Naptime, Hayhook, Sorry Game et Virginia At Six) n’ont pas été inclus dans le parcours. On leur a préféré des œuvres moins connues, dont la splendeur de Last Light et l’intransigeance de Emmett And The White Boy, des images accrochées dans la première salle.
Ce parcours démontre toute la profondeur du travail de Sally Mann. Peut-on imaginer Alfred Steiglitz sans O’Keeffe, Robert Frank sans les Américains, ou Harry Callahan sans Eleanor… Emplies de fierté, les commissaires ont abouti à un admirable résultat, et l’exposition coule de source, magnifique, telle un fleuve fougueux et bien dessiné.
Membre fondateur et commissaire chargée du département de la photographie au Metropolitan Museum of Art, Maria Morris Hambourg s’attache à observer l’évolution artistique des photographes. « Il peut arriver que l’on voie un photographe développer un concept unique sur un certain nombre d’années, et élaborer deux ou trois corpus aboutis et distincts. Rarement plus de quatre ou cinq », dit-elle. Sally Mann a désormais exposé pas moins de onze ensembles d’œuvres, chacun faisant référence à la Virginie rurale, d’une manière ou d’une autre.
L’exposition comporte trois séries inédites – Men, Churches et Blackwater –, ainsi que des portraits de sa fille Virginia Mann et de Virginia Carter, une femme afro-américaine connue sous le nom de Gee Gee, qui travailla pour la famille Mann plus de cinquante ans durant. L’artiste déclare que c’est elle qui l’a élevée et qu’elle fut « la meilleur mère qu’un enfant puisse avoir ». Ces portraits sont rassemblés dans la quatrième salle.
Avec sa série Abide With Me, explique Sarah Greenough, la photographe a voulu, explorer « les rivières de sang dont les afro-américains ont arrosé ces terres, ainsi que le courage déployé et le long périple entamé pour échapper à l’esclavage ».
À partir de 1998, Sally Mann réalise des ferrotypes uniques du Grand marais lugubre et des rivières qui s’y déversent. « Les cours d’eaux et les marécages représentaient pour les esclaves des voies possibles pour s’enfuir », explique Sarah Greenough. Mais « la plupart du temps, ils n’y trouvaient que la mort. Fauves, serpents et chasseurs d’esclave avaient raison d’eux. ». Sally Mann a « créé des représentations d’un véritable enfer, d’un monde apocalyptique si terrible que seuls les êtres les plus désespérés et les plus courageux osaient y pénétrer. »
« La terre a-t-elle une mémoire ? » demande Sally Mann, en évoquant Battlefield, son ensemble de travaux orientés sur la guerre de Sécession. « Ces champs, qui ont vu tant de carnage et d’horreur indicible, dont la terre s’est refermée sur tant de cadavres, sont-ils capables de témoigner, d’une façon ou d’une autre ? C’est la mort qui a sculpté ce paysage ravissant et c’est elle qui en détient le titre de propriété, pour l’éternité. »
Sarah Greenough poursuit sa réflexion. « Tout en cherchant à dévoiler les histoires violentes sous-jacentes à la beauté fatale des paysages du Sud, elle a pleinement intégré les défauts inhérents à l’usage du collodion humide – les éraflures, les trous et l’émulsion qui s’écaillait sous l’action de ses manipulations. Le tout confère de la résonnance métaphorique à ses images. »
On a beaucoup péroré sur sa maîtrise des procédés anciens, et Sarah Greenough considère que son travail en devient délibérément ambigu. « Ces photos magnifiques, mais complexes, semblent affleurer puis sombrer à nouveau dans le xixe siècle, après avoir posé leurs questions contemporaines. »
Le cœur palpitant de l’œuvre de Sally Mann émane de la terre. Lorsque l’on a vu toute une pièce emplie des grands tirages lumineux de Deep South, dont certains réalisés à partir de négatifs au collodion, puis une autre, tendue des grands formats de Battlefield – papier doux, également à partir de négatifs au collodion –, puis la section consacrée aux ferrotypes de Blackwater, il devient évident que Sally Mann a, en réalité, réinventé la photographie de paysage.
Ses travaux ont formé le sujet d’un article publié en novembre 1990 par Connoisseur et intitulé « Hot Photographers ». « Sally Mann nous a apporté son portfolio et nous avons aussitôt acheté son travail », raconte Maria Morris Hambourg. Ses images soigneusement composées provoquent le débat et exigent l’attention. Ses photographies ne sont pas prises, elles sont réalisées ». C’était la première fois que Sally Mann était publiée dans un magazine majeur d’ampleur nationale.
À l’issue du vernissage réservé à la presse, Sarah Kennel se tient dans la cinquième et dernière salle. Autour d’elle, l’incroyable autoportrait de l’artiste, composé d’une grille de neuf ambrotypes de 15 x 13,5 pouces, les portraits empreints de tendre fierté qu’elle a réalisés de son mari Larry Mann, et enfin, un triptyque des visages de ses enfants pris en très gros plan, une œuvre de la collection de Sir Elton John. « Comment est-elle arrivée ici, en partant de là ? Comment Sally Mann a-t-elle pu faire onze véritables bonds intellectuels, en trente ans seulement ? » demande Sarah Kennel. Secouant la tête, elle ne peut répondre. Car telle est la nature du génie.
Peter C. Jones
Peter C. Jones est documentariste, photographe, écrivain et éditeur. Son prochain ouvrage, Confluence, préfacé par Laura Bidwell, accompagnera sa prochaine exposition chez KMR Arts, à Washington.
Sally Mann: A Thousand Crossings
4 mars – 28 mai 2018
National Gallery of Art
6th & Constitution Ave NW
Washington, DC 20565
USA