Dans cette bonne trentaine d’années qui suivirent les expérimentations d’André Kertèsz, on ne peut pas considérer qu’il fit école et les représentations photographiques du corps nu incontestablement marquées d’inspiration plus ou moins surréaliste n’envahirent guère les publications imprimées. Il faudra pour cela attendre que le bouleversement anti-autoritaire des années 70 fasse sauter les verrous d’une censure portant non sur le corps nu mais plutôt sur le sérieux « académique » censé présider à sa représentation, censure inaperçue, et inconsciente, qui n’en était pas moins réelle.
Cela confère d’autant plus d’intérêt et de mérite à ceux qui se sont permis précocement, dès après la guerre, ce genre de transgressions remarquées ; je n’en ai relevé de fait pas plus que trois exemples incontestables : le premier est constitué par une petite brochure culturelle et artistique de 40 pages au titre d’Art & Réalité publiée par Silvio Rey en 1949, à laquelle André Lhote donna une préface pleine d’esprit intitulée Depuis quand le poil est-il indésirable? Cette publication, qui, conformément aux habitudes du début du siècle, se revendiqua pour peintres et sculpteurs, comportait quasi exclusivement des photos de nus, certaines si singulières [Ill. 1-4], et malheureusement anonymes, que certains surréalistes belges comme Marcel Mariën par exemple, n’auraient pas désavouées ; nous y viendrons plus tard.
Le second, incontournable, et universellement (re-)connu, Bill Brandt, est l’un des photographes les plus réputés de son époque, à l’invention sans limites, la sensibilité inépuisable et l’œuvre imprimée très abondante pour s’en tenir à celles de ses publications qui rentrent dans le champ du nu. Je les détaillerai dans ma chronique suivante.
Car il y a un troisième photographe sur qui je voudrais m’arrêter en priorité aujourd’hui, né Zoltan Glass (à ne pas confondre avec son frère Stephen, également photographe) à Budapest en 1903 (un an avant Brandt), et donc hongrois comme tant de photographes immigrés en France (Brassaï, Kertèsz, Ergy Landau, Nora Dumas, Erwin Marton, E. Feher, F. Kollar…). Glass est tout le contraire ou presque de Brandt, aussi facétieux que celui-ci peut être soucieux, inquiet, parfois même tragique ; ils n’avaient pour seul point commun que d’être tous les deux anglais d’adoption.
Probablement orienté vers une carrière artistique perceptible en ses divers premiers métiers dans la presse berlinoise, c’est à Londres où, devant la menace nazie, il émigre en 1936 que la carrière de Glass va prendre forme autour de la photo publicitaire, de mode et bientôt de la photo de charme, où il s’affirmera dans le courant des années 50, avec la création de son studio-agence à Chelsea, dans les beaux quartiers de Londres. Il tendra alors à se spécialiser dans la photo de nu agrémentée de fortes doses de fantaisie et rehaussée par une invention plastique exigeante, dans les décors et les accessoires. Ne négligeons pas non plus que Zoltan sélectionnait pour ses séances de prise de vue des modèles séduisants à l’anatomie alléchante appréciée autant des rédacteurs que des lecteurs. Ses clichés seront publiés dans de nombreux périodiques, anglais (Lilliput), allemands (Eva et diverses publications des années 60 comme Akt in Lichtbild édité à Munich et l’annuaire anthologique Akt 61 proposé par Fravex jusqu’en 1970), américains (Figure photography, qui en fera avec Diénès et Bunny Yeager, l’une de ses vedettes dans ses débuts, lui accordant deux numéros spéciaux, Modern Man, Art & photography, Whitestone) et français (Nus, album n°1 de la nouvelle série, SPEA, v. 1955), époque où un éditeur allemand plutôt obscur, Karl Hoffman, va se risquer avec Neue Wege der Akt Fotografie (Voies actuelles de la photographie de nu ; Stuttgart, 1955) à rassembler une sélection de ses réalisations, seul album paru de son vivant. Il y a une constante dans toutes les créations de Z. Glass qui fait de ses photos de nus des réalisations singulières, spectaculaires, interpellant le spectateur et établissant une complicité avec lui. Aussi, ses modèles subissent-ils en permanence la pression visuelle d’accessoires inattendus, voire incongrus, ‒ les fameux props de la photo américaine des années 60-70 ; « The discovery and use of interesting props is a constant challenge to the photographer. » reconnaît Zoltan Glass dans son How to photograph beauty (Whitestone, p. 110). Parmi ses singularités stylistiques, on ne manque pas de remarquer des disproportions déconcertantes (le modèle masqué par un roi de cœur géant ou devant un bouquet de fleurs de taille démesurée) [Ill. 6-9], des oppositions déstabilisantes (animé/inanimé) mises en œuvre par le rapprochement avec des statues antiques ou une armure médiévale [Ill. 10-12], la confrontation avec des mannequins de vitrine [Ill. 16] (gag qui tentera également Helmut Newton des années plus tard pour la couverture de Work publiée par Taschen) ; tout cela expliquant parfaitement que les créations de Zoltan Glass ont aisément trouvé place dans des publications visant un public demandeur de divertissement plutôt que d’accomplissement artistique.
Parcourez maintenant, ‒ mieux que toute description, la sélection en forme de diaporama que j’ai préparée à partir des différentes publications de Zoltan Glass, laquelle fait ressortir les traits les plus significatifs et marquants de son style, ‒ enjoué et élégant. Ce photographe de nus maintenant accompli, très inventif et attachant, qui est aussi à l’aise en extérieur qu’en studio, ne sait d’ailleurs pas renoncer à un gag visuel. Il fait aussi volontiers appel pour la production de ses images à son ami et complice, le peintre James Hull, à qui il demande de brosser des fonds de scène, le plus souvent non-figuratifs, voire cubisants, certains même carrément architectoniques [Ill. 18 / 20] ; ou encore lui demandera-t-il parfois d’ériger avec lui des structures de tubes métalliques pour réaliser à son idée des décors de sculptures contemporaines [Ill. 22], le plus souvent informelles ; ou bien, encore, il n’hésitera pas à lui commander à l’intention de l’adorable Pamela Green (modèle aussi du photographe de charme George Harrison Marks, avec qui elle se mariera), un décor de style cubiste [Ill. 23] ou bien « égyptien » dans lequel elle figurera la plus ensorcelante Cléopâtre.
Mais il arrive aussi à Glass, délaissant momentanément le studio, de produire ses photos en chambre noire à l’aide de multiples et divers procédés, optiques et chimiques, mis au point depuis un demi-siècle ; et l’exemple de cette danseuse à six paires de bras et de jambes [Ill. 24] est suffisamment complexe pour nous convaincre que Glass est non seulement un artiste inventif, un œil autant qu’un décorateur inventif, mais également un laborantin chevronné.
Cette présentation visuelle de l’exubérante créativité de son monde a mis en évidence, j’espère, l’allègre fantaisie qui commande à la riche fécondité de son inépuisable imagination. Ne nous mène-t-elle pas aussi à déplorer pour terminer l’oubli où est tombée de nos jours la renommée autrefois incontestable de ce maître de l’objectif, à l’œuvre si lumineuse.
Alain-René Hardy
L’ivre de nus
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