Ma dernière chronique parue dans L’Œil de la Photographie remonte à plusieurs mois, non sans raison. J’ai été en effet accaparé entre-temps par la préparation du centenaire de l’association que j’ai l’honneur et la servitude de présider ; c’est maintenant chose faite, et me voilà tranquille pour un siècle.
Je reviens donc à ce sujet que j’avais commencé à développer dans ma précédente causerie : la fantaisie dans la photo de nus (avec toutes ses variantes : extravagance, lubie, loufoquerie, bizarrerie, surréalisme, grotesque…). Après avoir évoqué les deux principaux représentants de cette tendance peu répandue avant la 1ère Guerre mondiale, je vais maintenant focaliser notre intérêt sur la période qui la suit, une tranche d’une vingtaine d’années riche de mutations et d’innovations sociales et culturelles, mais relativement peu fournie en manifestations relevant de cette thématique, au rebours des années 40 à 75 qui la suivront. De manière assez surprenante, en effet, en ces deux décennies où se développèrent Dada et le surréalisme, ces mouvements affichèrent peu d’influence sur la photo de nu, celles du moins qui furent publiées en albums imprimés.
Mais, première digression, – dont je ne suis généralement pas très avare, attardons-nous un instant sur une récente actualité. La dernière vente aux enchères de photobooks de la maison de ventes Ader, en effet, offrait sur son catalogue un exemplaire complet et en plutôt bon état, du portfolio Der Akt (1894) de Max Koch & Otto Rieth, celui-même que je vous ai présenté (et illustré) dans ma chronique de mai dernier. Je n’ai pas résisté à l’envie d’ajouter ce must have à ma collection, d’autant que comme je le disais alors « il ne se trouve complet que très exceptionnellement et les collectionneurs qui en possèdent quelques planches disparates sont déjà bien contents. » Cet incunable des albums de photos de nus, devenu ainsi intégralement consultable, nous livre avec sa planche 16 le secret de la production de ses clichés les plus pittoresques avec ses trois vues différentes du même modèle, car on voit très nettement sur le haut de la photo, le praticable de miroirs verticaux disposés à environ 120° (ILL. 1) qui permettait cet artefact auquel les auteurs eurent tant recours dans ce portfolio. Cela lui fait perdre un peu son mystère et sa magie, certes, mais il n’est jamais inutile de voir le dessous des cartes.
Pour en revenir à notre sujet, je citerai en priorité l’un des rares albums à justifier notre curiosité d’aujourd’hui, les Nus fantastiques (ILL. 2) vus par Julien Mandel (Ed. La Beauté, Paris ?, 1932, 32 pp. , 27,5 x 17 cm, imprimé en hélio à l’encre sépia). Petite brochure agrafée pas très courante, cet ancêtre du roman-photos est un récit en photos, prises sur des fonds dessinés projetés ou bien superposées au tirage et assorties de brèves légendes de deux-trois ligne ; il raconte l’histoire terrifique (ILL. 3) d’une allégorique Eve confrontée, dans des atmosphères expressionnistes à la Fritz Lang, à des aventures cauchemardesques peuplées de serpents, chauves-souris et loups-garou (ILL. 4) propres à susciter angoisse et frayeur, la sienne comme la nôtre : « Sans trêve, des visages grimaçants la poursuivent, rires infernaux, visages fixes et lèvres avides… Des bras visqueux l’étreignent, des ongles la griffent … » (p. 27) (ILL. 5 & 6) . Qui des légendes ou des illustrations, on se le demande, suscite le plus haut degré de terreur de cette imagerie macabre? « La ronde satanique devient vertigineuse… des pieds fourchus, des mains crochues, des fronts cornus : un sabbat terrifiant se danse, dont elle ne sait comment s’échapper. » (p. 25) (ILL. 7 & 8), et dont elle ne réchappera pas, effectivement.
Né en Pologne en 1893 de parents juifs qui s’exilèrent peu après en Alsace (alors allemande), Julien Mandel, à l’issue de plusieurs séjours d’apprentissage et de formation à Leningrad, Moscou, Vienne, s’établit durablement à Paris à la fin de la Guerre. A l’instigation de ses amis originaires d’Europe centrale, – hongrois, tchèques et roumains principalement, appartenant à l’avant-garde artistique et culturelle, il s’adonna définitivement à la photographie qu’il pratiquait depuis son enfance, et ouvrit un studio professionnel sur les Champs-Elysées. Rapidement spécialisé en photos de nus féminins, il connut un certain succès, à la fois d’estime et financier, grâce à son incontestable talent, manifeste sur ses nombreuses photos commercialisées en cartes postales par l’éditeur A. Noyer (ILL. 9), ainsi que par sa propre maison d’édition. Il collabora aussi vers 1930 avec des éditeurs spécialisés dans l’érotisme et le nu. C’est ainsi qu’on relève sa signature dans les publications du célèbre prosélyte allemand, Ernst Schertel, principalement dans la série des Akt-Kunst Bücher (Leipzig, 1927-28) où elle voisine avec celles de Josef Pecsi, des Herrlich, la mère et le fils, de Bucovich et de D’Ora, déjà installée à Paris à cette date. Mandel opère principalement en studio, mais il lui arrive cependant aussi de travailler en plein air comme l’attestent quelques inhabituels clichés de bord de mer et de foret publiés par Schertel (ILL. 10 & 11). Doté d’un incontestable œil de sculpteur, il se montre particulièrement exigeant quant à la plastique de ses modèles (parmi lesquels Mata Hari et la fameuse Kiki de Montparnasse (ILL. 12 ) dont il obtenait une grande variété de poses, aussi harmonieuses qu’inventives, dans des décors en général parcimonieux en accessoires, où c’est la lumière, expertement dosée, qui faisait valoir le modelé des anatomies féminines.
Il publia aussi dans certaines brochures de « déshabillés » (Jolies poupées, Intimités, Petites amies) publiées par les Éditions de Paris, de la rue N-D de Lorette, dans lesquelles il cohabite fréquemment avec son confrère viennois Manassé, Compte tenu de la ligne éditoriale de ces publications, ses nus de studio, souvent captés devant des fonds géométrisés à la manière de Drtikol, ne sont alors pas vraiment dénudés, loin de là. (ILL. 13, 14 & 15)
Dans son œuvre qui, par sa constante qualité, le dispute à celle de son lointain compatriote Waléry, les Nus fantastiques constituent en tout une exception, non seulement par leur contenu narratif suivi mais aussi par leurs photos prodigues en nombreux accessoires et abondamment retravaillées, tant à la prise de vue qu’au tirage.
Suite à la faillite inexpliquée de son studio en 1932, Mandel émigra au Brésil avec sa famille en 1935 ; il y continua son activité jusqu’à son décès survenu à Recife en 1961.
Alain-René Hardy
L‘ivre de nus