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Les livres photo de nus au XXe siècle : Le Graf von Clugny par Alain-René Hardy

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L’Œil de la Photographie a le plaisir de vous annoncer une nouvelle rubrique consacrée aux livres photo de nus au XXe siècle. Nous l’avons confiée à Alain-René Hardy, expert en Art déco, qui au fil des ans est devenu détenteur d’une très importante collection de livres, brochures et périodiques illustrés par la photographie de nu, référence internationale reconnue de nos jours par les spécialistes.

Je renonce, ‒ momentanément, à la présentation très fournie et périlleuse sur les femmes photographes de nus pendant l’entre-deux-guerres que j’avais envisagé pour cette deuxième chronique ; elle aurait exigé plus de temps que celui dont je dispose pour fournir dans les délais ma prose et mes illustrations. Je vais donc finalement vous proposer une enquête certes de moindre envergure mais tout à fait intéressante, qui présente l’avantage d’être parfaitement circonscrite, à la rencontre du comte de Clugny, un passionnant amateur du début du 20e s. apprécié alors et tombé dans l’oubli. Bien à tort. On sait peu de choses sur lui, mais finalement, grâce à Internet, quelques recherches insistantes et approfondies permettront de le sortir en grande partie de son incognito.

La première fois que, fortuitement, j’ai remarqué, ‒ et vivement apprécié, ses photos, c’était en feuilletant un de mes derniers achats, une superbe publication allemande du début du XXe siècle, intégralement consacrée (textes et photos) au nu féminin. Publiés en 1904 à Stuttgart par l’éditeur d’art von Klemm & Beckmann, les cinq volumes de cette série des « Weibliche Grazie » (La grâce féminine) constituent, par les soins accordés à sa fabrication, une production d’un luxe incontestable ; tout y concourt, de l’élégante typographie imposée sur un beau papier vergé aux planches photographiques imprimées en bichromie contrecollées sur un fort Canson de couleur et protégées par des serpentes discrètement décorées d’un motif ; jusqu’au raffinement de la reliure à la japonaise à l’aide d’un ruban de couleur différente pour chaque volume (à l’instar d’ailleurs de la couleur de la couverture). Procurée par Bruno Meyer, historien de l’art, passionné de photos et auteur d’études sur le nu, cette collection enviable comporte au total 100 clichés empruntés aux récentes réalisations de photographes français et allemands parmi les plus notables, fournissant ainsi un panorama très instructif des évolutions récentes de la photographie artistique, particulièrement de la photo de nu à l’aube du 20e siècle. Sont ainsi mis en valeur deux piliers du Photo-club de Paris, René Le Bègue et A[chille] Lemoine, ainsi que Guglielmo Plüschow cousin et initiateur du baron von Gloeden et Hermann von Jan de Strasbourg dont la réputation était alors grandissante. En sus,, le deuxième volume de cette anthologie [Ill. 1] proposait également quatre photos du Graf (comte) C. de Clugny qui m’ont conquis à la fois par l’originalité et la modernité d’un regard empreint d’influences qui évoquent le Rimbaud du Bateau ivre et Les Chants de Maldoror aussi bien que de prémonitions surréalistes.

La première planche [Ill. 2 & 3] en effet représente une jeune femme nue en sandales en lanières de cuir à l’antique allongée bras croisés sous la tête sur le sol caillouteux d’une grotte (interprétée comme marine par certains) ses longs cheveux épars derrière la tête. Ce n’est ni un décor, ni une posture usuels dans la photo de nu de l’époque, généralement réalisée partie en studio, partie en environnement naturel, ‒ l’île d’Herblay, par exemple, en ce qui concerne la bande des « nudistes » du Photo-club de Paris‒ ; singularité ici accrue par l’absence de traitements pictorialistes évidents, notamment par des retouches à la gomme bichromatée.

La reconnaissance du talent de Clugny que constitue cette insertion est corroborée par trois planches supplémentaires, dont deux dans le même esprit rupestre ; et les tendances que nous avions remarquées se trouvent confirmées et développées par le cliché de la planche 11 [Ill. 4] pour lequel le photographe, metteur en scène, a allongé son modèle sur un rocher ; dévêtue et abandonnée, son dos épousant le profil rugueux, bras droit ballant vers l’arrière, cheveux traînant jusqu’aux graviers du sol, telle une Andromède promise à un monstrueux appétit… Il n’est pas superflu néanmoins de souligner que ce motif, si singulier, avait été expérimenté bien avant lui par son confrère Le Bègue [Ill. 5], les deux clichés, dont Georges Arlaud saura se souvenir avec la « Cariatide » de ses « Études de nus » (1930), étant quasi similaires dans leur contenu et leur traitement. Quoi qu’il en soit, j’ai immédiatement été séduit, subjugué même, par cette manière audacieuse, d’un érotisme presque sado-masochiste, de confronter en les conjoignant, le tendre et le dur, le chaud et le froid, les douces courbes et les rugueuses aspérités, à laquelle on doit ces images fortes et provocatrices.

Une photo plutôt différente d’esprit, à rapprocher de l’esthétique d’esprit naturiste mise en œuvre par les photographes de nu français et de nombreux praticiens allemands, tels que Schmidt et von Jan, figure ensuite une nymphe sylvestre, pudiquement drapée d’une mousseline disposée avec art, se faufilant, dans un bois touffu, entre une énorme souche d’arbre et un massif rocher tout moussu [Ill. 6] ; tandis que la planche n° 5 montre une jeune femme aux longs cheveux bruns (il serait d’ailleurs bien possible que ce soit le même modèle qui ait posé pour ces quatre clichés) debout attentive dans une percée naturelle (?) dans l’épaisseur d’un roc [Ill. 7].

Il y a plus, cet ensemble de quatre photographies (dont d’ailleurs on reste dans l’ignorance du procédé de tirage) va être très exactement réemployé au cours des années suivantes, dans un laps de temps très court, par différentes publications, l’une allemande ‒ Die Schönheit des menschlichen Körpers (La beauté du corps humain) [Ill. 8] publiée à Stuttgart en 1905, suivie de sa deuxième édition très fortement augmentée de nombreux articles et photos (Dusseldorf, v.1906) [Ill. 9], l’autre française, intitulée « La grâce féminine » [Ill. 10] éditée en 1907 par la Librairie technique et littéraire, compilation sous couverture cartonnée des 24 livraisons thématiques d’une revue bi-mensuelle mise en circulation au long de l’année 1906,.

La comparaison entre les reproductions de ces trois ouvrages nous apprend beaucoup sur le statut commercial et artistique de la photographie à cette époque, particulièrement par rapport à la publication imprimée. Car si l’auteur de la photo est généralement indiqué, ce n’est quand même pas toujours le cas, d’où un déficit de reconnaissance de la paternité de l’œuvre. De plus, d’un livre à l’autre les photos sont parfois rognées en largeur et/ou en hauteur, ou pire, inversées gauche/droite, indéniable trahison des intentions du créateur, et peuvent être dotées de titres différents (Épave marine d’un côté, Morte de l’autre), voire de légendes dues à la fantaisie de l’éditeur (Femme mince avec un beau creux lombaire très prononcé, là où les autres titrent simplement Dans la grotte). La qualité des reproductions, de plus, généralement acceptable, présente cependant des différences notables dues à leurs dimensions variables, aux compétences du photograveur et aux soins de l’imprimeur et surtout au type de reproduction utilisé : comme on peut le constater en confrontant les mêmes illustrations dans les quatre recueils, la première édition de Schönheit, qui exploite un procédé duotone, offre des images avec nettement plus de piqué, plus de contraste et en définitive une plus grande présence, qui lui donnent à cet égard une incontestable supériorité qualitative.

A ce point de vue, le dernier ouvrage à reproduire des clichés de notre photographe auquel nous nous intéresserons, qui a en réalité paru avant (début de 1902) tous ceux précédemment cités, est techniquement bien décevant à cause de la petitesse et de la médiocrité de ses illustrations. Mais cette étude de C[harles] Klary, « La photographie du nu » [Ill. 11], (accessible sur Gallica : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k3410331d/f55.item.zoom), très riche sur le plan de l’information, complète toutefois très opportunément notre connaissance des créations de Charles de Clugny

Il n’y a pas lieu, effectivement, de s’étonner que cet éditeur parisien spécialisé en photographie fréquentât assidûment les expositions du Photo-club auxquelles de Clugny participait et ait pu ainsi se procurer facilement et sans intermédiaire les cinq clichés qui illustrent sa présentation. Si l’on y trouve certaines des photos qui seront ultérieurement reprises par les éditeurs allemands telle que celle de la p. 39 (malencontreusement inversée [Ill. 12], on peut présumer par eux) que j’ai décrite plus haut et qui reçoit ici le charment titre « Morte », l’auteur propose en outre trois clichés inédits de Clugny, inconnus par ailleurs, qui permettent de mieux cerner les sujets, les goûts et l’inspiration du comte. C’est ainsi qu’il reproduit de lui les visions d’une nymphe échevelée jubilatoirement envolée « dans les airs » [Ill. 13], du « Repos de la bacchante », allongée nue sur un rocher en pleine nature [Ill. 14] son abondante chevelure recouvrant le sol ; ou encore l’étude sans nom d’une femme nue, au bassin cependant pudiquement voilé, adossée non à un rocher, mais au tronc rugueux d’une puissante futaie [Ill. 15]. Tout ici confirme l’attraction impérieuse pour la rencontre des contraires, signature visuelle de cet original créateur dont je développerai la biographie dans ma prochaine causerie.

Alain-René Hardy
[email protected]

 

Bibliographie :

  • Weibliche Grazie. 5 Klemm & Beckmann ; Stuttgart, 1904 ; 40 pp. d’études de B. Meyer et K. Wahr alternant avec 20 pl. de ph. contrecollées sur fort papier gaufré de couleur protégées par serpente imprimée. 27 x 20 cm. Relié à la japonaise par ruban sous couverture en papier fort gaufré de couleur. Photos de R. Le Bègue, H. von Jan, A. Lemoine, G. Plüschow. C. de Clugny (vol. 2). Chaque volume a une couverture et des supports de planches de couleurs différentes
  • Die Schönheit des menschlichen Körper Klemm & Beckmann, Stuttgart, 1905, 152 pp. de texte (études de G. Fritsch, Daelen, B. Meyer,…) et une centaine de photos N&B (dont une sur 4 en pl. page). 28 x 19,5 cm. cartonné sous toile bleue à bords biseautés ; titre gaufré à l’or. Dans son emboîtage d’origine titré. Photos de R. Le Bègue, C. de Clugny, Freytag, H. Hildenbrand, H. von Jan, A. Lemoine, G. Plüschow, O. Schmidt, A. Schneider
  • Die Schönheit des menschlichen Körpers. 2e éd. Ulrich & Steinbecher, Dusseldorf, d. (1906) ; 315 pp. de texte (études de G. Fritsch, Daelen, B. Meyer, J. Kirchner, G. de Téramond…) et 322 photos N&B dont beaucoup en pl. page (40 au total). 30,5 x 22,5 cm ; relié sous couv. toilée bordeaux à bords biseautés ; titre à l’or avec un médaillon allégorique gaufré doré.Photos de R. Le Bègue, C. de Clugny, Freytag, H. Hildenbrand, H. von Jan, A. Lemoine, G. Plüschow, O. Schmidt, A. Schneider ; Bataille, Cominetti et Agelou
  • La beauté Librairie artistique et littéraire, Paris, s.d. (1907). 384 pp. de ph. N & B à raison de deux par page, et de 4 ph. pl. p. par livraison précédée d’un texte de 2 pages au début de chacun des 24 chap ; 26 x 18,5 cm, relié éditeur en toile crème avec lettres dorées et une photo de nu imprimée en noir. Les photos ne sont pas du tout créditées ; mais elles sont en grande partie issues de « L’étude académique » de Vignola et d’éditions allemandes. notamment J. Agélou, Schneider , Plüshow, de Clugny, Le Bègue, Lemoine et Büchler.
  • Klary. La photographie du nu. C. Klary édr, Paris, 1902 (2e éd. 1906). 56 pp. d’études diverses sur le nu et 90 repr. de photos N & B. A la fin, nombreuses publicités relatives au matériele et fournitures photographiques. 28,5 x 20 cm ; broché sous couverture souple. Index p. 56 . Photos de Bergon, Boissonnas, de Clugny, Demachy, von Jan, Le Bègue, Plüschow, Puyo, O. Schmidt, Traut, Vignola

 

LÉGENDES DES ILLUSTRATIONS

  1. Couverture du tome 2 de Weibliche Grazie. 5 Klemm & Beckmann ; Stuttgart, 1904 ; 27 x 20 cm.
  2. Planche 1 de Weibliche Grazie recouverte de sa serpente imprimée
  3. In der Grotte, de C. de Clugny ; pl. 1 du tome 2 de Weibliche Grazie.
  4. Strandbeute, ph. de C. de Clugny ; in Die Schönheit des menschlichen Körpers. Klemm & Beckmann, Stuttgart, 1ère éd., 1905
  5. René Le Bègue. Sirène, photo exposée au salon du Photo-club de Paris en Repr. dans Die Kunst in der Photographie, Berlin, 1900 et par M. Poivert, Le pictorialisme en France, 1992.
  6. Waldnymphe, de C. de Clugny ; repr. in Die Schönheit des menschlichen Körpers. 2e éd. Ulrich & Steinbecher, Dusseldorf, s.d. (1906)
  7. Nu dans la percée, ph. de C. de Clugny ; in Die Schönheit des menschlichen Körpers. Klemm & Beckmann, Stuttgart, 1905
  8. Couverture de Die Schönheit des menschlichen Körpers. Klemm & Beckmann, Stuttgart, 1ère éd., 28 x 19,5 cm.
  9. Couverture de Die Schönheit des menschlichen Körpers. 2e éd. Ulrich & Steinbecher, Dusseldorf, s.d. (1906). 30,5 x 22,5 cm
  10. Couverture de La beauté Librairie artistique et littéraire, Paris, s.d. (1907). 26 x 18,5 cm
  11. Couverture de Klary. La photographie du nu. C. Klary édr, Paris, 1902 (2e éd. 1906). 28,5 x 20 cm
  12. « Morte », de C. de Clugny ; repr. p. 39 de C. Klary. La photographie du nu. (Voir les Ill. 4 & 5)
  13. « Dans les airs », de C. de Clugny ; repr. p. 41 de C. Klary. La photographie du nu.
  14. « Le repos de la bacchante », de C. de Clugny ; repr. p. 14 de C. Klary. La photographie du nu.
  15. « Etude », de C. de Clugny ; repr. p. 34 de C. Klary. La photographie du nu.

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