Raymond Depardon part à la rencontre des Français pour les écouter parler. De Charleville-Mézières à Nice, de Sète à Cherbourg, il invite des gens rencontrés dans la rue à poursuivre leur conversation devant nous, sans contraintes en toute liberté.
Disons-le d’entrée de jeu, « Les Habitants » est un film dont il est délicat de parler. J’ai mis plusieurs jours à me décider à écrire après la projection tant l’objet en question est à manipuler avec précaution, comme la nitroglycérine.
Desproges disait « On peut rire de tout mais pas avec n’importe qui. » De même, on peut sans doute tout montrer, mais pas à n’importe qui. Au générique, le film est signé Depardon, ce qui induit un a priori positif, humaniste et bienveillant. Mais eût-il été signé Marine Le Pen que la perception du film en aurait été forcément différente. Effet Koulechov glaçant. Depardon a sillonné avec une caravane la France, filmé pendant des semaines, des mois, sans doute des dizaines, des centaines de dialogues, et qu’en a-t-il gardé qu’il juge digne d’être montré comme échantillon représentatif des Français ? Des gens cabossés par la vie, des divorcées, des précaires, des alcooliques, des femmes battues, des chômeurs, un petit dealer qui donne des sueurs à sa mère, une jeune fille de la DDASS qui travaille dans un « bar à hôtesses », des jeunes obsédés par le sexe qui énumèrent les filles qu’ils ont fait tourner, deux copines naïves fraîchement converties à l’Islam, et au milieu des papys dépassés par le monde d’aujourd’hui, deux rombières niçoises ravies du sort des retraités dans leur ville. L’ensemble provoque un choc à la limite de la nausée, tant on ne s’y exprime presque plus en français mais dans une « novlangue » de rue ayant oublié grammaire et vocabulaire de base, et pour évoquer des situations tellement déprimantes qu’on se sent immédiatement ultra-privilégié. Peut-être est-ce un reflet juste de la France, la vraie, celle qu’on refuse de voir et de nous montrer. Un reflet âpre, violent, repoussant. On plaint ces gens tout du long, on se demande quelle est cette société à la dérive, sans repères, sans espoir et sans illusion. On sent bien que Depardon a voulu ausculter la « France profonde », celle d’en-bas comme disait Raffarin. Mais le sentiment de gâchis, le misérabilisme qui s’en dégage donne l’impression d’assister à 1h24 de « Brèves de comptoir » sauf que tout le monde est sobre, ce qui est beaucoup plus alarmant. Où sont les gens qui vont bien (hormis une jeune femme d’origine maghrébine qui a bien réussi ses études et que sa mère voilée voudrait voir rapidement mariée), où sont la joie, la légèreté, l’amour (hormis la séquence finale) ? Depardon a opéré un choix, il a délibérément voulu montrer une France métissée (sans doute plus qu’elle ne l’est), bredouillant un français approximatif, dans un combat ordinaire face à l’adversité du quotidien, proche de la rupture. On ne peut qu’y voir une radiographie d’un pays malade, rongé de l’intérieur, essayant tant bien que mal de survivre.
A côté, Ken Loach et les Dardenne paraissent presque bourgeois. Son choix est un uppercut pour toute personne allant à peu près bien. Que faut-il penser de cette France-là ? Doit-on la regarder avec compassion, dégoût, colère ? Les trois ? Depardon, sans doute malgré lui, livre un portrait des « habitants » de la France (et non des Français, notez bien la nuance) qui doit faire se frotter les mains au Front National. Dans son projet précédent, « La France », on sentait déjà clairement la nostalgie d’une France de carte postale (à la Jean-Pierre Pernaut) qui va bientôt disparaître du paysage. Là il ouvre un boulevard aux politiques les plus réactionnaires qui prendront son film comme la preuve objective (documentaire oblige) de la dégénérescence de la société actuelle et une éclatante démonstration de l’échec du modèle social-démocrate comme des politiques d’intégration des gouvernements qui se sont succédés. A ce titre, les choix opérés par Depardon sont donc assez dangereux s’il a délibérément écarté les bien-portants pour ne montrer que les malades, privilégié les personnages exotiques et ceux qui éructent plutôt que les individus trop ordinaires. Et s’il a été très objectif (ce dont je doute même s’il doit en être persuadé), se pose néanmoins la question de la responsabilité du témoin qu’il est. A qui profitent ses images ? Qui va les récupérer ? Peut-être ne s’en soucie-t-il pas. Dans un film dont la forme-même est une transposition cinématographique du célèbre « Les chiens aboient, la caravane passe. », on en vient à se demander : Depardon a-t-il quitté le navire France dont il filme le naufrage ou se voit-il en capitaine sombrant avec son bâtiment bien-aimé ?
FILM
Les Habitants
Raymond Depardon
Sortie le 27 avril 2016
http://www.leshabitants-lefilm.com