Après un long temps d’indifférence, la photographie est soumise aujourd’hui à l’analyse passionnée des spécialistes de tous horizons.
La photographie est définitivement un Art majuscule, soumis aux questionnements des philosophes, des historiens, des sociologues, des sémiologues dont les analyses sont le plus souvent éblouissantes.
Au point de nous brouiller la vue.
Comme l’éclair du flash nous aveugle un instant, nous restons stupéfiés devant les images désormais surchargées de commentaires critiques, dont les intentions minimales sont traquées, fouillées, interprétées, nous faisant perdre le fil de la lecture essentielle, innocente, émotionnelle.
Avec Jean-Claude Gautrand, la lecture d’une œuvre photographique reprend son naturel.
Il parle tout simplement de ce qu’il connaît très bien.
Il nous entraîne sur des chemins qu’il a fréquentés depuis si longtemps qu’avec lui on est sûrs de ne pas se perdre.
Sa phénoménale culture photographique a été acquise sur le terrain, dans la fréquentation des artistes dont il partageait le métier, la vie quotidienne, les cheminements laborieux et – c’est essentiel – l’amitié.
Il a accompagné l’histoire de ces photographes-là, il en fait partie, il est un des leurs.
Lorsqu’on lui a ouvert la porte de l’atelier, on savait bien qu’il était en terrain de connaissance.
Jean-Claude, nous le connaissions bien, il est une des voix essentielles de la vie photographique à Paris depuis de très nombreuses années.
Nous savions bien qu’il avait déjà beaucoup fréquenté cet atelier quand notre père était en action, que le nombre de 450 000 négatifs de la collection n’était pas encore figé pour l’éternité.
Il avait assisté à la constitution artisanale de cette œuvre, il en connaissant l’histoire et pouvait mieux que personne la replacer dans un contexte historique mais aussi en dégager le ton, la petite musique, cette humeur mystérieuse du photographe qui semble imprégner les images, leur donner ce supplément d’âme qui échappe à l’analyse et fait naitre l’émotion.
Jean-Claude Gautrand a donc commencé un travail de recherches là où se situe le plus souvent le point d’arrivée des études.
La confiance que nous avions en son travail, l’amitié que nous lui portions, nous a poussées à lui montrer des images dont l’archivage n’est pas encore totalement achevé ou documenté. Il a eu accès aux toutes premières photographies en noir et blanc des années 1930, aux images inconnues en couleurs des années 1960 dont le répertoire est en cours.
Après avoir accumulé les images qu’il connaissait, visité soigneusement les sujets moins publiés, découvert parfois avec une jubilation contagieuse des images inconnues, il a constitué une large sélection dans laquelle il a su tailler les petites branches avec une implacable précision.
Il a fait alors le choix le plus modeste : celui de la lecture chronologique qui éclaire d’un coup la cohérence du travail du photographe, en le situant précisément dans son histoire. Normal.
Lorsque ce que l’on appelle le “chemin de fer” du livre fut en place, c’est-à-dire l’ordre dans lequel les images vont être vues, c’est encore l’effacement qui fut l’option choisie par Jean-Claude. Il privilégierait les citations, offrant au lecteur les images et le commentaire du photographe. Pourquoi essayer de redire ce qui l’a déjà été par celui à qui on doit donner la parole ? Logique.
Il a ensuite composé une maquette fluide et graphique, vis-à-vis astucieux, jeux des formes et des lumières comme le faisait notre père à sa table de l’atelier pour chaque projet d’édition.
Cette accumulation d’effacements, d’interventions attentives et modestes, de choix discrets compose aujourd’hui un des ouvrages les plus personnels et les plus complets publiés sur un photographe dont la bibliographie est pourtant pléthorique.
« Pour un photographe, les soixante-dix premières années sont assez difficiles, après ça va mieux », s’amusait notre père dont l’élégante désinvolture cachait un quotidien de travailleur acharné.
On ne peut s’empêcher de penser à lui en voyant travailler Jean-Claude Gautrand.
Détendu, souriant, disponible comme on ne l’est plus jamais, l’œil aiguisé et l’attention toujours en alerte, il n’a pas pu nous abuser trop longtemps : on a parfaitement reconnu les indices du travailleur infatigable.
Suivez-le avec une totale confiance, c’est avec une grande simplicité et l’assurance tranquille que donne une connaissance érudite du sujet qu’il va vous emmener là où lui seul pouvait aller : derrière le miroir.
Francine Deroudille et Annette Doisneau
11 février 2014