À l’occasion de la sortie de l’ouvrage New York in Color, 1952-1962 par Prestel Publishing, Les Douches la Galerie présente une sélection de tirages, à découvrir du 13 septembre au 31 octobre 2020.
Le dimanche 13 octobre de 13h à 19h, la galerie accueillera Alex Haas, fils de l’artiste, dans le cadre de la sixième édition d’Un dimanche à la galerie organisé par le Comité Professionnel des Galeries d’Art.
Mon père adorait New York. C’était sa ville, mais aussi sa muse, et ces deux aspects sont omniprésents dans cet ouvrage. Il aimait à dire que s’il existait un passeport pour les New-Yorkais, il serait le premier à en obtenir un. Dès son arrivée, en 1951, Ernst a connu un succès fulgurant, ce qui l’a immédiatement lié à cette ville. Mais son amour pour elle n’avait rien de naïf : il en appréciait les possibilités, le raffinement, le rythme, mais il était également conscient de ses côtés impitoyables. C’est cette sensibilité même qui a fait de lui un photographe new-yorkais : un jour, il photographiait Albert Einstein à l’université de Princeton pour Vogue, le lendemain, l’arrivée d’un bateau d’immigrés à Ellis Island. C’est à cette époque qu’il a commencé ses premières expériences de photographie en couleur dans sa ville. Ces images allaient changer le cours de l’histoire de la photographie. Une sélection de ces photographies a été publiée en 1953 dans le magazine Life, dans leur tout premier numéro en couleur, et beaucoup sont publiées dans le présent ouvrage.
Ernst comparait souvent New York à Venise : une ville superbe au bord de l’effondrement. Au fil des années, s’efforçant de faire vivre sa famille tout en finançant son activité artistique, il a connu des fins de mois difficiles : pour survivre, il fallait travailler dur. Mais cette pression le stimulait. New York le portait. Quand on lui proposait un travail bien payé dans la publicité, cela lui permettait de financer ses voyages dans l’Himalaya ou au Japon, et il revenait avec un projet de livre.
Il a choisi d’implanter son grand studio entre la 55e rue et la Septième Avenue à cause de la proximité du Musée d’art moderne (où ses œuvres étaient souvent exposées), de Carnegie Hall et Central Park. Son studio était divisé entre une partie habitation et une zone de travail. Son immense salon était rempli jusqu’au plafond de centaines de livres, de disques, de masques tibétains et de poupées Kachina, de poteries d’Amérique du Sud, de tapis Navajo, de tableaux balinais et d’objets de récupération de tous les pays. Son grand lit était recouvert d’une peau de bison – au grand dam de ses nombreuses conquêtes féminines. De tout cela émanait un agréable mélange d’odeurs, qui vous saisissait dès le pas de la porte : on savait alors qu’on entrait dans le monde d’Ernst Haas.
La partie atelier était blanche, mais pouvait être plongée dans le noir total pour accueillir des projections. Elle comportait des dizaines de classeurs à tiroirs, où étaient stockés tous ses transparents, ses négatifs et sa correspondance avec ses vieux amis, de Robert Capa à Henri Cartier Bresson, le tout minutieusement classé par ses fidèles assistants Marilyn Schroeder, Todd Weinstein et Marina Ospina. Au-dessus des tiroirs s’étendait un alignement de tables lumineuses, sur lesquelles il passait des heures, une loupe sur un œil, le dos courbé, à travailler une bonne partie de la nuit, tandis que le bruit de la ville s’apaisait. Avec la climatisation qui tournait à des températures dignes des Alpes autrichiennes, le froid glacial lui rappelait son pays d’origine.
Un soir, après une longue journée de travail, il m’a demandé de venir avec lui prendre des photos dans le quartier. Il devait être minuit. Et nous étions dans les années 1970, la criminalité sévissait. Nous sommes sortis avec son matériel Leica, de grande valeur, et nous nous sommes installés pour une prise de vue. Ernst était si concentré et exalté par ce qu’il faisait qu’il n’a pas remarqué qu’un groupe d’hommes, visiblement très intéressés par le matériel, venait de nous encercler. En les voyant, mon père, sans hésiter ni comprendre la gravité de la situation, a demandé à l’un d’eux de regarder dans le viseur, lui détaillant les aspects techniques de ce qu’il était en train de faire. Puis il a proposé à un autre de regarder aussi, et ainsi de suite. Ils ont fini par s’en aller. Je lui rappelais parfois cette histoire, dont il n’avait aucun souvenir.
Ma sœur Victoria et moi, nous sommes nés à New York. Mon premier souvenir de New York, du moins ma première sensation, correspond à notre retour de Suisse quand j’avais environ cinq ans. Installé sur le siège arrière d’un taxi jaune, coincé entre mon père et ma sœur, je voyais s’approcher le ciel de ce soir d’été au son du compteur du taxi qui égrenait son tic-tac. À l’orée de la ville se dressaient au bord de la route des panneaux publicitaires géants de cowboys, avec les photos que mon père avait prises pour Marlboro. Cela me donnait l’impression que la ville était à nous. Après le pont qui relie Queens à Manhattan, tout s’intensifiait : la chaleur, le bruit, la foule. Nous nous trouvions dans les entrailles d’un monstre, et c’était là que nous habitions. À l’intérieur, on ne voyait plus les immeubles, c’était eux qui nous regardaient. En arrivant au 853 de la Septième Avenue, nous étions accueillis par les portiers (qui faisaient presque partie de la famille). L’atelier se trouvait en face du restaurant Carnegie Deli. Mon père nous amenait toujours manger là-bas à notre retour. Rien à voir avec ce qu’on mangeait en Suisse.
Un de mes plus beaux souvenirs d’enfance est celui du jour où, en ouvrant le réfrigérateur, je l’ai trouvé entièrement rempli de boîtes orange de pellicule Kodachrome. Rien à manger. Voilà ce que faisait mon père pour assurer sa subsistance.
Alex Haas
Fils de l’artiste
Ernst Haas : New York in Color, 1952-62
September 13th to October 31st, 2020
Les Douches La Galerie
5, rue Legouvé
75010 Paris