En explorant les zones d’ombre de son pays natal, le photographe dresse pêle-mêle un portrait des no man’s land et de ses habitants. Une plongée dans l’abysse des séparations territoriales et sociales à l’œuvre en Israël.
Il avoue du bout des lèvres la joie que lui procure une virée nocturne. « Il y a un plaisir quand tu montes dans la voiture et que tu tournes la clé alors que la nuit est en train de tomber », raconte Assaf Shoshan, « puis tu pars explorer les territoires inconnus, tu pars à l’aventure ». Il concède qu’il y a aussi le frisson du danger. La nuit, on sait moins qui peut surgir, ce qui peut se passer. Il faut se faufiler, écouter, se glisser entre les arbres et les rochers.
Ces virées ont commencé il y a environ quinze ans. Le jour où il est en visite dans son pays après s’être installé à Paris, l’artiste israélien éprouve soudain l’envie de voir l’envers d’un décor qu’il connaît bien. Alors qu’adolescent il était habitué à vivre la journée – il se levait très tôt et se couchait tôt – il décide d’inverser son mode de vie : il va explorer la nuit dans cette région de son pays, dans un coin voisin du désert du Néguev, là où il a déménagé au milieu de son enfance après avoir vécu et être né à Jérusalem en 1973.
Alors, en vagabond rêveur, le photographe capture ce qui captive son regard. Comme un insecte nocturne, il est attiré par les lumières. Souvent, elles émanent d’infrastructures qui disent en elles-mêmes la situation géopolitique de son pays : des camps militaires, des barrages, des checkpoints. Le néon blafard se mêle au clair de lune. Il surprend une esthétique de la nuit qu’il se fait fort de saisir. Il installe son appareil photo et laisse un temps de pose très long pour y révéler d’impressionnantes textures lumineuses. « Il m’arrive souvent d’utiliser un temps d’obturation de trente minutes. J’ai même été jusqu’à une heure il n’y a pas si longtemps », explique-t-il. De là surgissent des tableaux très contrastés où la lumière artificielle lutte contre la pleine nuit, où le désert d’un no man’s land s’ouvre sur une scène éclairée.
Il arrive parfois que des policiers viennent embêter le photographe. Quand il prend l’image d’un camp militaire, on lui tombe dessus, on lui demande ses papiers et ce qu’il fait ici, à cette heure de la nuit, avec son appareil à la main. « Je prends des photos de paysage », répond-t-il, évasif. Mais il n’a pas pris n’importe quel paysage : il s’est intéressé à celui qui sépare les peuples de son Etat, à celui qui dit lui-même qu’une partie des habitants n’est pas conviée à la scène politique, à celle qui décide de leurs devenirs, les territoires marqués par les conflits politiques et sociaux et les choix gouvernementaux.
Habitants de la nuit
Ainsi, à côté des paysages nocturnes, Assaf Shoshan expose des portraits d’habitants de la nuit. Ce sont des amis du photographe, des gens qu’il a rencontré au cours de ses virées nocturnes, des marginaux, qui disent quelque chose de la séparation territoriale et sociale en cours dans son pays. Il y a Adi qui attend dans son camion l’arrivée d’un ami. D’habitude, il passe la nuit à boire tout seul. Son petit frère va bientôt s’enrôler dans l’armée israélienne. Il y a David Osher qui quitte l’usine où il travaille à l’heure où la nuit tombe. Il a travaillé trente-cinq ans dans ces lieux et, bientôt, il partira. Il y a ce couple, Orly et Konda. Orly qui est morte d’inquiétude parce que Konda est sans cesse menacé d’expulsion. Et puis il y a Lishay. Lishay porte un aigle malade dans les mains qu’un Palestinien lui a confié après l’avoir trouvé dans son champ. Le rapace est peut-être infecté par la grippe aviaire. Lishay a un terrible dilemme moral : doit-il tuer l’oiseau ou le laisser vivre avec le risque de propager la maladie ? Dilemme kantien qui fait aussi penser aux dilemmes des décideurs politiques et qui trouve ici du sens dans l’ensemble d’un travail où nagent en arrière-fond le conflit israélo-palestinien et des conflits politiques et sociaux qui durent depuis près d’un siècle dans le pays du photographe.
Point de rencontre
« Il ne s’agit pas spécialement d’un événement, mais de l’ensemble des conflits qui, depuis que je suis enfant, m’ont choqué et continuent de me choquer », explique Assaf Shoshan. Il y a une partie de la population qui est invisible parce qu’elle est reléguée à la vie de la nuit, à la vie des zones désertées et pauvres et que le photographe désire mettre en lumière. Au sens littéral aussi, puisqu’en réalisant ces portraits il se fait metteur en scène et ajoute lui-même de la lumière. Il éclaire les personnages qu’il a d’abord choisis pour leur histoire et il fait en sorte de capter, dans des poses longues, l’expression authentique qui raconte, selon lui, qui ils sont. « Ces personnes ont du mal à parler d’elles-mêmes et peut-être la photographie est la meilleure façon de le faire », estime Assaf Shoshan. Dans l’exposition, il a placé des cartels seulement pour eux – non pour les paysages. Il a intitulé ses portraits des prénoms des personnages qui sont dessus. Ainsi, il crée un point de rencontre entre le visiteur que nous sommes et le personnage qui est là-bas, dans la nuit, dans le désert, en Israël. Nous comprenons d’emblée le rapport intime qui lie le photographe à ces personnes et nous sommes appelés à engager avec eux un regard ami.
Le choix du noir
Si Assaf Shoshan fige des situations en mouvement avec ses photographies et ses mises en scène, il filme ce qui est figé : la séparation sociale et la condition humaine. A la galerie La Frontiera, il présente trois vidéos au sous-sol et qui ont un lien évident avec son travail photographique. Performances filmées, elles présentent toutes les trois des réflexions autour de la notion des peuples, du vivre ensemble et de la difficulté – sinon l’impossibilité – d’avancer contre le mur des no man’s land et des zones de non-droit. L’une d’elle présente un passage piéton dans une ville. Des passants traversent dès que le feu est rouge pour les voitures. Mais d’autres piétons restent sur le bas-côté. Ils attendent. Ce sont tous des immigrés éthiopiens juifs, ceux qui rencontrent souvent des difficultés à s’intégrer dans la société israélienne, ceux qui sont parfois exclus, ceux qui sont parfois séparés du reste de la communauté. En les montrant interdits de traverser un simple passage clouté, Assaf Shoshan éveille l’indignation du spectateur en une démonstration par l’absurde. Pourquoi eux et pas les autres ? Pourquoi sont-ils empêchés d’aller vers nous, d’aller de l’autre côté de la route, là où l’artiste a installé sa caméra ? De faire ce mouvement si simple et quotidien ? Ces si petits pas ?
Une autre vidéo suggère peut-être, quant à elle, quelque chose à propos de la condition humaine. En suivant le mythe de Sisyphe, Assaf Shoshan a filmé un homme en train de courir, mais qui fait étrangement du surplace. Il le filme en contre-plongée, cachant à l’image le tapis roulant qui a servi à sa mise en scène. Le coureur fait du surplace au beau milieu d’un désert, mais il y a quelque chose qui change quand même autour de lui : la lumière. Le coureur passe du jour à la nuit et de la nuit au jour. S’il n’avance pas vraiment, au moins a-t-il le choix de la lumière. Il peut décider d’être éclairé ou non. De courir à l’ombre ou à la lumière. Et d’éclairer, peut-être, sa condition. Vient alors à l’esprit cette formule de Victor Hugo : « Si nous ne méditons pas, nous sommes dans l’aveuglement. Si nous méditons, nous sommes dans l’obscurité. Nous n’avons que le choix du noir ».
Jean-Baptiste Gauvin
Jean-Baptiste Gauvin est un journaliste, auteur et metteur en scène qui vit et travaille à Paris.
Assaf Shoshan, Standing at the front
Du 30 mars au 12 mai 2017
Galerie La Frontiera
11 Rue Jules Chaplain
75006 Paris
France