En faisant la part belle à son itinéraire déroutant, la Fondation Henri Cartier-Bresson rend un bel hommage au photographe via un livre et une exposition. De sa ferme natale au désert africain, c’est la transversale d’un regard qui parcourt toute son œuvre.
Comme sortir de la route, déborder, choisir le sentier d’à côté, couper à travers champ pour y récolter des moissons insoupçonnées…Raymond Depardon l’avoue volontiers : il aime prendre du temps pour trouver un cadre plus large, un point de vue plus grand.
En témoigne par exemple sa photographie des aveugles de Saigon au Vietnam. « C’était en 1972 et il y avait toujours la guerre dans le pays. Je n’avais pas envie de monter dans un hélicoptère américain et prendre toujours les mêmes photos de guerre. Je cherchais à élargir le champ des photographies qu’il y avait du Vietnam. Et puis j’ai vu cette scène : de nouveaux aveugles, rendus aveugles à cause du napalm, qui apprenaient à traverser la rue… ».
« Traverser ». C’est justement le titre choisi par la commissaire de l’exposition et directrice de la Fondation Agnès Sire qui a délicatement sélectionné le panel des photographies exposées ici. Toutes répondent de ce geste du photographe, « traverser », « un verbe d’action, comme « marcher », « avancer », dit-il avant de plaisanter : « il fallait un mot qui me rende encore vivant ! ».
Tension
Cette impression du parcours se ressent dans toute l’œuvre exposée. De sa ferme natale – la ferme du Garet – aux confins de l’Afrique, il y a toujours la présence des pas du photographe qui se fraye un chemin incertain dans le dédale du monde. On sent la difficulté qu’éprouve Depardon à trouver la bonne distance et à mesurer le bon cadre. Entreprise délicate et qu’il résume en ces termes : « Le hors-champs est ce qui me manque dans la photographie : c’est cette absence que je lui reproche. Le cadre, c’est le champ. C’est-à-dire que c’est le contraire du hors-champ. A travers le cadre, on sélectionne. On a un parti pris, on coupe, on ne montre pas ».
En jaillissent des photographies où cette tension apparaît. Il y a toujours le goût d’un certain vide, d’une certaine immensité et le goût des traces. A Beyrouth, par exemple, Raymond Depardon immortalise les murs éventrés par les tirs, les gravas provoqués par les bombes. Ces photographies-là répondent d’ailleurs très bien à celles qui montrent les immensités désertiques de certaines zones de l’Afrique et où nous voyons une certaine douleur s’exprimer, un des quatre thèmes justement retenus par Agnès Sire dans l’exposition. La douleur née de la guerre. La douleur de personnes affamées que le photographe rencontre au Rwanda. La douleur de ses propres parents qui savent qu’aucun de leurs enfants ne reprendront la ferme familiale et qui se demandent, avec tendresse, de quel ancêtre tient leur fils avec son étrange passion de photographier le monde. C’est l’esthétique du désert, aussi, et qui n’est pas absent des lieux d’enfermements, au contraire.
« D’où je suis ? »
En Italie, dans les années 1980, Depardon pousse les portes de plusieurs hôpitaux psychiatriques – ce qui intéressera d’ailleurs son ami le photographe Josef Koudelka. A Arezzo, à Naples, à Turin, il photographie ceux dont les âmes sont quelque peu désaccordées et dont l’esprit vacille. Il prend des corps qui se tortillent, des yeux qui louchent et des jeux dont personne ne comprend le sens sinon le fou qui est ainsi rendu à sa lourde solitude. Depardon devra un jour arrêter parce que, dit-il, il n’avait plus peur. Il ajoute : « ça devenait dangereux ».
Dangereux de ne plus avoir peur de photographier comme si l’acte d’inscrire sur la pellicule revêtait une forme de prise de risque nécessaire où le photographe engage lui aussi son corps et son esprit et se doit d’être en alerte permanente. « Ma vie a toujours été la quête d’un lieu acceptable. Ce n’est pas seulement « qui je suis ? » que je cherche à travers la photographie, mais surtout « d’où je suis ? » », explique Raymond Depardon, « l’errance c’est cela, c’est se rendre compte qu’on est d’un peu partout et de nulle part à la fois. Qu’on habite là où on est à l’instant présent. » Ainsi, le photographe s’est toujours senti particulièrement à l’aise dans les terrains les plus difficiles comme en Afrique par exemple. Il fait d’ailleurs des parallèles avec les lieux de son enfance quand il s’aperçoit notamment que les éleveurs de chameaux Toubous au nord du Tchad partagent des préoccupations semblables à celle de son père, agriculteur à Villefranche-sur-Soâne. Ses racines paysannes reviennent souvent, celles dont il revendique la paternité dans son œuvre.
Porte et lumière
Avec une certaine timidité, toujours, une façon d’approcher calme et lente ; précieuse, aussi, parce qu’elle est discrète et pleine d’humanité. On pense par exemple à ces photographies qu’il fait du monde carcéral. Sur l’une d’elle, on y voit un homme faire les cent pas dans la cour de la prison de Clairvaux en 1998. La piste où il fait ses tours est tellement marquée qu’un véritable cercle s’est fait sur le sol et ce sont les milles pas des milliers de prisonniers qui ont creusé la terre et dont la photographie se fait soudain l’écho. Elégance d’un cadre large et d’un sujet évocateur : par la présence d’un individu en faire jaillir des milliers d’autres…
Evocatrice, aussi, la photographie qui clôt l’exposition et qui est présentée à part. Une forme d’autoportrait. On y voit deux interrupteurs. L’un, en bas, recouvert de scotch semble ne plus fonctionner. Il y a marqué « porte ». L’autre, au-dessus et sur lequel il y a marqué « lumière ». En biais, la lumière naturelle touche l’interrupteur du haut. « Je me souviens de ce matin-là. Il y avait un beau rayon de soleil qui donnait une lumière très orientale, une lumière qui incite au voyage », dit Raymond Depardon qui confie avoir pris cette photographie dans la cage d’escalier de son immeuble. « C’est ça qui est bien avec la photographie, c’est qu’elle te révèle qui tu es. Elle te met dehors, au monde, et elle t’oblige à marcher ».
Jean-Baptiste Gauvin
Jean-Baptiste Gauvin est un journaliste, auteur et metteur en scène qui vit et travaille à Paris.
Raymond Depardon, Traverser
Du 13 septembre au 17 décembre 2017
Fondation Cartier-Bresson
2 Impasse Lebouis
75014 Paris
France
http://www.henricartierbresson.org/
Livre publié par Xavier Barral
39€
