Rechercher un article

Lecturis : Julien Sunyé : Black Holes

Preview

La guerre est-elle vraiment finie ? C’est la question que se pose le photographe Julien Sunyé lorsqu’il voit toute la violence qui l’entoure. Qu’il s’agisse de la guerre économique, de la guerre civile en Syrie ou du changement climatique, Sunyé a l’impression que l’humanité est prise dans une dynamique destructrice. Et ce malgré toutes les célébrations annuelles pour la paix sur le continent européen.

Cela l’incite à visiter les champs de bataille d’Europe pour documenter la fragilité et la douceur de l’humanité dans des environnements où le passé violent est encore en train de guérir.

 

JOUR 516

Le bunker Weingut I, situé à proximité de Mühldorf am Inn, souligne peut-être encore plus que les autres l’absurdité et la cruauté de la guerre. Les bombardements alliés y ont provoqué la mise à l’arrêt de la production d’avions de chasse allemands. Entre-temps, la course au progrès technologique dans le domaine militaire se poursuit, et les Allemands développent un nouveau type d’avion de combat qui restera dans l’histoire comme le premier chasseur à réaction produit en série : le Messerschmitt 262.

Ce nouvel avion est censé changer le cours de la guerre. Les Allemands souhaitent donc lancer sa production sans tarder. Ils entreprennent la construction d’une immense usine cachée dans une forêt de Bavière. Elle doit compter plusieurs étages et être surmontée d’une série de douze arches en béton de plusieurs mètres d’épaisseur. Son édification est approuvée en avril 1944. Le conflit s’achèvera l’année suivante, mais personne ne le sait alors.

Les Allemands espèrent achever le chantier en six mois. Une grande partie des ouvriers qui y travaillent sont des prisonniers de guerre ou des travailleurs forcés provenant des camps de concentration environnants. Plus de dix mille personnes s’y succèdent, et des milliers d’entre elles meurent d’épuisement, de faim et de mauvais traitements.

Sur les douze arches prévues, seules sept ont finalement été construites. L’usine ne sera jamais mise en service. L’avion de chasse qui devait augmenter les chances de victoire des Allemands finit tout de même par arriver. Mille quatre cent trente appareils ont pu être produits ailleurs. En raison de l’infrastructure déjà fortement ébranlée, seules quelques centaines d’entre eux pouvaient voler en même temps. Par ailleurs, quelques mois à peine après le lancement de l’avion allemand, les Alliés ont mis au point leur propre chasseur à réaction.

On est seulement en avril mais on se croirait déjà en été. Je me rends sur place. Le ciel est bleu. Les paysages sont de plus en plus beaux. Je peux voir les contreforts des Alpes au loin. Après m’être enregistré à l’hôtel du village, je prends immédiatement la direction de la forêt. Au niveau de ce qui ressemble à une cimenterie, je tourne à droite dans un chemin poussiéreux. Je gare la voiture sur le bas-côté et m’enfonce dans la forêt. Il me faut chercher un peu. J’évolue sur des chemins forestiers étroits, entourés de grands pins. La forêt est assez dense. Je ne vois pas à plus de quelques mètres devant moi. C’est un peu effrayant de se retrouver seul dans une forêt sombre, mais comparé à une journée passée en compagnie des gens, j’ai l’impression d’être en vacances. Il faut dire que le beau temps ensoleillé et le chant des oiseaux cachés entre les branches n’y sont pas pour rien.

Au bout d’un moment, je trouve l’énorme arche en béton. Des lettres noires menaçantes sur un panneau jaune placé devant m’avertissent que si je m’aventure plus loin, je m’expose à un danger mortel, à mes risques et périls. Je ne sais pas si c’est à cause du risque d’effondrement du béton, de coupure dû aux pointes en fer qui en dépassent, ou de la présence de résidus d’armes chimiques qui y étaient autrefois stockées.

La taille imposante de la construction force l’admiration et exige une inspection minutieuse sous tous les angles. J’essaie de trouver un moyen de contourner le colosse en coupant à travers bois. Au moins, je n’aurai pas à passer en dessous. Je me fraye un chemin à travers les arbres et les buissons, et tombe sur une énorme tranchée en béton. Après un instant d’hésitation, je saute de l’autre côté en gardant bien à l’esprit que je le fais à mes risques et périls. Une grande étendue de béton. Ici et là, des fissures, des nids de poule, des tiges métalliques brisées qui dépassent du sol. Je distingue clairement la forme de l’arche au fond. Il me semble que c’est un endroit relativement sûr pour prendre une photo demain.

Ce qui impressionne le plus, c’est l’énorme quantité de béton qui a été coulée dans l’arche. On dirait que le fait de creuser, de construire des défenses a déplacé le problème au lieu de le résoudre. C’est exactement la même chose lorsque je m’évade chez moi, dans la littérature, ou sur la route, dans mon cocon à quatre roues avec pour seul compagnon une échelle souvent glacée et silencieuse : je ne ressens plus la panique qui m’envahit en présence de quelqu’un d’autre, mais je me retrouve aussi plongé dans une certaine solitude et une forme d’aliénation. C’est bien là la tragédie. Tant que nous lutterons contre nous-mêmes, nous ne pourrons jamais considérer le monde qui nous entoure comme sûr et nous continuerons à le remplir d’obstacles, derrière lesquels nous nous sentirons peut-être en sécurité mais surtout bien seuls.

Le lendemain matin, je reviens en compagnie de mon modèle. Le soleil n’est pas encore levé. Même les premières lueurs de l’aube ne sont pas encore visibles. J’installe mon trépied et effectue quelques photos d’essai, en utilisant le peu de lumière présente pour essayer des temps d’exposition plus longs. Une liberté stylistique que je ne m’étais encore jamais autorisée dans cette série.

Le ciel s’éclaircit progressivement, signe que le soleil va bientôt poindre à l’horizon. Alors que nous nous trouvons encore à l’ombre des grands pins, les premiers rayons frôlent nos têtes et viennent se heurter à l’arche en béton. Le spectacle de l’heure dorée, celle à laquelle le cœur de tout photographe s’arrête, vient de commencer. Le soleil est si haut dans le ciel à présent qu’il se dresse au-dessus des arbres, diffusant une belle lumière rasante sous la canopée.

Je ne me souviens pas exactement comment nous est venue l’idée périlleuse de prendre une photo sous l’arche. De mon point de vue, le modèle se confond presque avec les blocs de pierre qui semblent être tombés du ciel de béton. Une fois que nous nous sommes enfoncés suffisamment loin, même le firmament ne fait plus qu’un avec le béton. Ce n’est qu’une question de temps avant que notre abri ne s’effondre sur nous.
Julien Sunyé

 

Black Holes
Auteur(s) : Julien Sunyé, Arnon Grunberg
Photographie : Julien Sunyé
Éditeur : Lecturis
Conception : studio Asja Keeman
Langue : français
Pages : 124
Taille : 290 x 240 mm
Édition : couverture rigide
ISBN : 9789462264458
65,00 €

https://lecturis.nl/product/black-holes/

https://www.juliensunye.com/shop/p/black-holes

https://www.juliensunye.com/

 

Merci de vous connecter ou de créer un compte pour lire la suite et accéder aux autres photos.

Installer notre WebApp sur iPhone
Installer notre WebApp sur Android