Hier, le World Press Photo a retiré le Prix contesté de Giovanni Troilo sur la ville belge de Charleroi, nous vous présentons aujourd’hui l’historique de la polémique qui a conduit à cette interdiction, notemment l’article de Claire Guillot dans le Monde, et la lettre ouvert de Jim Colton, ancien directeur de la photo de Newsweek.
Le World Press Photo brise le tabou de la mise en scène. En validant le travail contesté de Giovanni Troilo sur la ville belge de Charleroi, il a suscité des protestations sans précédent. Tous les ans, le World Press Photo, qui décerne les prix les plus célèbres du photojournalisme, connaît son lot de polémiques. Mais cette fois, l’affaire semble sérieuse. La fondation néerlandaise, qui fête son soixantième anniversaire, a réussi à se mettre à dos de grands noms de la profession en confirmant, par un communiqué discrètement publié dimanche 1er mars, le prix décerné à Giovanni Troilo sur la ville de Charleroi dans la catégorie “Problématiques contemporaines”.
« Le World Press vient de se tirer une balle dans le pied, résume Jean-François Leroy, directeur du festival Visa pour l’image. Ils ont perdu toute crédibilité. »
En cause, une série intitulée Le cœur noir de l’Europe, qui a créé la polémique avec ses photos en clair-obscur, très cinématographiques, montrant la misère sociale de la ville. Ce travail de l’Italien Giovanni Troilo s’est retrouvé visé par une lettre du maire PS de Charleroi, Paul Magnette, adressée au World Press Photo. Celui-ci demandait que le photographe soit disqualifié, arguant qu’il donnait une mauvaise image de la ville, mais qu’il manquait aussi aux règles élémentaires du journalisme : « Le caractère falsifié et mensonger des légendes, la manipulation de la réalité, la construction d’images-chocs mises en scène par le photographe, malhonnêtes, (…) trahissent les bases de l’éthique journalistique. »
« On est dans la fiction, le studio »
Après plusieurs jours de dialogue avec Giovanni Troilo, l’organisation a fini par blanchir le photographe. Sans invalider plusieurs des allégations avancées dans la lettre du maire de Charleroi et omises dans les légendes d’origine : c’est bien le cousin du photographe qui pose en train de forniquer dans une voiture. Et l’homme en surpoids assis le ventre à l’air dans une maison lugubre située dans « un des coins les plus dangereux » de la ville est aussi — sans que cela soit indiqué sur les légendes fournies au World Press Photo — une personnalité haute en couleur, Philippe Genion, qui anime un bar à vin. « Le World Press Photo ne trouve pas d’éléments qui permettent de mettre en doute l’intégrité avec laquelle le photographe a mené son travail, indique le communiqué. Les légendes fournies au jury n’ont pas inclus d’informations trompeuses. » Mais c’est surtout une phrase ambiguë qui a fait réagir : « Dans ce concours, les photographes ne doivent pas mettre en scène des images pour montrer quelque chose qui, sinon, n’aurait pas eu lieu. »
Ce qui revient, à demi-mot, à autoriser la mise en scène dans certains cas. Et donc à briser ce qui est une interdiction et un tabou du photojournalisme : la mise en scène n’est théoriquement tolérée que dans la catégorie des portraits, où la pose est visible et assumée. Or Philippe Genion, le gérant du bar à vin, a indiqué sur Facebook :
« Le photographe m’a demandé de poser pour lui, dans mon intérieur, et a demandé à ce que je sois torse nu (…). Les deux artistes étaient sympathiques et ne cachaient pas qu’ils mettraient en scène leurs photos, disant clairement qu’ils ne faisaient pas un reportage, mais un travail photo. » Le photographe lui-même, sur
un blog de photo italien, indique qu’il a mélangé une scène reconstituée (une partouze), des portraits mis en scène et des actions prises sur le vif :
« Mon travail n’est pas un reportage ou une enquête, il n’a pas concouru dans la catégorie “news” mais dans celle des problématiques contemporaines… C’est un point de vue, c’est ma vision de Charleroi comme un lieu qui symbolise les aspects les plus sombres et cachés de l’Europe. »
Pour le photographe Bruno Stevens, ancien lauréat de prix World Press, « ce n’est pas le boulot qui est en cause, c’est juste qu’il n’est pas rangé dans la bonne case. On est dans la fiction, le studio. Ce n’est pas du photojournalisme. En autorisant ces pratiques, on change de paradigme ». Le photographe Thomas Vanden Driessche, qui avait le premier tiré la sonnette d’alarme, se dit, lui, « choqué pour tous les gens qui, eux, ne mettent pas en scène, et ne jouent pas sur le flou des légendes pour construire un propos à charge. Nous savons que le World Press utilise des logiciels pour déceler les manipulations sur Photoshop. Pourquoi ne pas faire de la vérification aussi sur le contenu ? » Une vérification que l’organisation assure mener à chaque fois sur les photos qui atteignent la finale.
Un détail technique
Du côté du World Press, dont le jury était présidé cette année par Michele McNally, la directrice photo du New York Times, on nie qu’il y ait rupture avec les pratiques antérieures. « Ce n’est pas du tout une autorisation de la mise en scène ! Nous précisons que le photographe ne peut pas fabriquer une situation à partir de ses idées, ni rejouer une scène », assure Lars Boering, directeur général de l’organisation depuis janvier. Pour lui, l’installation d’un flash dans une voiture (celle du cousin) avant une prise de vue n’est qu’un détail technique, pas plus problématique que le déplacement de quelques caisses quand il s’agit d’un portrait, ou même le recours à des membres de sa famille, du moment que ceux-ci n’ont pas été « dirigés ». Lars Boering préfère déplacer le débat vers l’importance de préserver la liberté d’informer, face à un homme politique « ambitieux » soucieux d’évacuer une « mauvaise publicité ».
Les débats ont été tellement enflammés sur Internet que le World Press, vingt-quatre heures après, a fini par publier une mise au point dans un autre communiqué, donnant l’impression d’un gros cafouillage : « Une incompréhension a dominé les discussions sur Internet, donnant à croire que le concours du World Press Photo semblerait approuver la mise en scène des images. Nous aimerions clarifier les choses et préciser que le communiqué avait l’ambition de souligner exactement le contraire. » Il n’est pas sûr que le communiqué fasse taire les polémiques : l’organisation a réitèré son soutien au travail du photographe, qui n’a jamais caché que certaines images avaient été réalisées après l’événement décrit, ou avec l’aide d’un éclairage sophistiqué.
Le World Press Photo en a profité pour préciser une nouvelle fois les conditions de réalisation d’une image, dans laquelle le photographe avait fait poser son cousin forniquant dans une voiture :
« Le cousin avait donné la permission au photographe de le suivre cette nuit-là, de l’observer et de le photographier en train d’avoir des relations sexuelles avec une fille en public. Que le photographe ait été ou non présent, le cousin avait prévu de faire l’amour dans sa voiture. »
L’Américain Kenneth Jarecke, ancien lauréat World Press et auteur d’une
note de blog incisive, tire de toute cette histoire une vision assez pessimiste quant à l’évolution du métier :
« Cette décision est une justification des pratiques des publications qui ne paient plus pour produire un photojournalisme de fond et commandent des travaux artistiques conceptuels, qui n’ont pas besoin d’investissement long sur le terrain. Alors que la réalité est bien plus riche que les idées préconçues. » Ce photographe très respecté a appelé, sur Facebook, les membres du jury multimedia du World Press, qui se réunit en ce moment, à démissionner. Quant au directeur de Visa pour l’image, il se pose toujours la question de maintenir, à Perpignan, la traditionnelle exposition des lauréats de ce prix. Et envisage en riant d’inviter plutôt Jeff Wall, maître de la mise en scène.