Le Gentleman Photographe
Dans l’univers de la photographie, Frederick-Edwin Bertin est un personnage atypique et quelque peu déroutant parfois. Son approche de la photographie est particulière et pour bon nombre, il semble venir d’une autre époque tant ses manières sont délicates.
Son histoire, de surcroit, est singulière. En effet, en1977, il devient aveugle en quelques jours, ses cornées ayant séché et rétréci. Elles étaient presque sur le point de tomber lorsqu’il décide de s’échapper de l’hôpital parisien où il se trouvait pour se rendre à Londres. Là, il faudra toute l’expérience du professeur Bary-Jones et le traitement le plus attentionné des infirmières du Moorfields Eye Hospital pour sortir trois mois plus tard, guéri et avide de voir, de regarder et d’observer.
C’est lors d’une promenade à Hyde Park alors qu’il venait de pleuvoir que le soleil a illuminé toutes les feuilles des arbres flamboyants. Il trouva cela tellement beau après toutes ces semaines qu’il décida en une fraction de seconde de devenir photographe.
Frederick-Edwin commence alors par travailler pour Condé Nast Paris, puis pour Vogue Hommes, Vogue Décoration et Vogue Paris, avant de changer de cap et produire ses propres séries de travaux, en commençant par une étude sur les cinq principaux collèges de l’université de Cambridge. Cette série sera exposée chez Christie’s à Londres, puis à la Galerie Demi-Teinte à Paris, avant d’être publiée par Vogue Paris. Plusieurs de ces portraits font également partie de la collection permanente de la National Portrait Gallery de Londres.
Suivra un travail très intime sur les Bénédictins du Béguinage de Bruges, avant d’entamer « sa saga suédoise », une série sur l’équipe artistique d’Ingmar Bergman à Stockholm. Pendant trois ans, il se consacre à la réalisation de 98 portraits, plus un de Bergman lui-même, -ce sera d’ailleurs l’un des deux seuls portraits de Bergman qu’il a personnellement autorisés – l’autre étant celui d’Irving Penn-. Ce travail sera exposé à la Kinematheque de Berlin et à l’Art Photo Collection de Göteborg. Ce qui sera un grand honneur pour le photographe, la Banque de Suède choisira son portrait d’Ingmar Bergman pour figurer sur son nouveau billet de 200sk émis fin 2015.
Viendra ensuite, un travail sur les plantes semi-tropicales dans un jardin fréquenté par Lord Byron au début du XIXe siècle à Sintra, au Portugal. Série sélectionnée comme lauréate du Hasselblad World Master Award et exposée à la Galerie Armelle Toublanc à Paris, et qui séduira la Fondation Erna et Victor Hasselblad qui en acquerra plusieurs tirages limités.
Capable de travailler des années entières sur les sujets qui le fascinent, Frederick-Edwin Bertin se considère comme voyageant du XVIIIe siècle au XXIe siècle avec ses Hasselblad et ses Leica qui ne le quittent jamais, voyage de découvertes visuelles et photographiques qui ne s’arrête jamais.
Son travail est produit en éditions extrêmement limitées, seuls deux tirages d’une même photographie sont disponibles.
Votre premier déclic photographique ?
Frederick-Edwin Bertin : La Tapisserie à La Licorne. Les dessins d’Albrecht Dürer à l’Albertina de Vienne. La photographie des premiers films de Bergman avec Gunnar Fischer et Sven Nykvist comme directeurs de la photographie. Les Enfants du Paradis de Marcel Carné.
Le Septième Sceau d’Ingmar Bergman
Les Enfants du Paradis de Marcel Carné
L’homme d’images qui vous inspire ?
Frederick-Edwin Bertin : Il y en a plusieurs : Alfred Stieglitz et Bill Brandt, mais également Irving Penn que j’admire énormément.
L’image que vous auriez aimé faire ?
Frederick-Edwin Bertin : “La jeune bergère berbère” réalisée par Irving Penn au Maroc. Il y a une version en couleur et une en blanc et noir au platine/palladium. Je ne sais pas laquelle de ces deux versions je préfère. Mais les deux me remplissent d’émotions chaque fois que je les vois.
Irving Penn, Moroccan Child with Lamb, 1971. © The Irving Penn Foundation
Celle qui vous a le plus ému ?
Frederick-Edwin Bertin : La Cantinière de Roger Fenton. C’est une photographie réalisée pendant la Guerre de Crimée en 1855. Elle est considérée comme la première photographie de guerre.
Cantinière française pendant la Guerre de Crimée, 1855 © Roger Fenton
Une image clé de votre panthéon personnel ?
Frederick-Edwin Bertin : Un Chef “Native American” sur son cheval blanc. Photographie prise par Edward Curtis dans les Badlands en 1905. J’ai une immense admiration pour le travail de Curtis et pour sa manière d’opérer. Le procédé photographique de l’époque étant le Collodion liquide. Une sorte d’huile gélatineuse qui coulait lentement pendant la prise de vue. Curtis a traversé tout le continent Nord Américain et photographié toutes les tribus Natives Américaines d’Amérique du Nord avec son équipement photographique et son laboratoire dans un chariot tiré par six mules. Oui, je suis vraiment plein d’admiration pour son travail titanesque et exceptionnel. Il y a aussi « Water Lily », une photographie en couleur prise par Edward Steichen au XIX ème siècle. J’ai eu une grande émotion devant cette photographie que j’ai vue dans une galerie new-yorkaise il y a quelques années, un sentiment partagé para mon épouse, nous étions d’ailleurs à deux doigts de l’acquérir.
Edward S. Curtis, An Oasis in the Badlands – Chief Red Hawk, 1905 © Edward S. Curtis
La qualité nécessaire pour être un bon photographe ?
Frederick-Edwin Bertin : La patience et le courage.
Le secret de l’image parfaite, si elle existe ?
Frederick-Edwin Bertin : Savoir composer.
La personne que vous rêveriez de photographier ?
Frederick-Edwin Bertin : Il n’y en a pas qu’une seule, et parmi elles, le Président Joe Biden. -On n’imagine pas à quel point cet homme sauve la démocratie américaine-. Kamala Harris, la première Vice-Presidente. Et j’aimerais beaucoup faire une série d’images de Carmen Dell’Orefice.
Un livre photos indispensable ?
Frederick-Edwin Bertin : J’adore les livres, et pas seulement les livres de photos, alors dans le désordre, voici quelques uns de mes livres indispensables. « Lettres à un Jeune Poète » de Rainer Maria Rilke. Un livre sur la Sculpture Grecque « L’Art » de Gustave Pimienta. « Ombres d’Une Île » de Bill Brandt paru aux Éditions Prisma en 1960. « Les Hébrides » de Paul Stand avec un très beau texte de François Nourissier. Et enfin « Moments » d’Irving Penn.
L’appareil photo de vos début ?
Frederick-Edwin Bertin : Un Kodak Instamatic 33 en Bakélite noir offert par mon père lorsque j’ai eu 9 ans et avec lequel j’ai photographié mon âne Ésope en Ireland à la fin des années 60. Un Leica M5 acheté à La Maison du Leica pour mes 20 ans et avec lequel j’ai fait mon premier travail de portrait sur l’Équipage d’un remorqueur dans le port de Hambourg. Un Hasselblad tout noir et très sexy que mon père m’a offert lorsque j’ai retrouvé la vue pour la seconde fois, avec lequel j’ai travaillé pendant près de 40 ans et que je possède toujours.
Ésope, Irlande, 1970 © Frederick-Edwin Bertin
Hasseblad 500 C/M, New York, 2020 © Frederick-Edwin Bertin
Celui que vous utilisez aujourd’hui ?
Frederick-Edwin Bertin : Un Leica MP laqué noir et très sexy que je me suis offert pour mes 50 ans, toujours à La Maison du Leica boulevard Beaumarchais avec lequel je peux travailler avec les films qui inondent notre frigidaire à New York. Un Leica SL, numérique et prouesse technologique de chez Leica qui m’a littéralement sauvé la mise pendant la pandémie Covid-19 car je pouvais faire ma post-production “at home” ne pouvant plus me déplacer au laboratoire à cause du confinement.
Leica MP avec Noctilux 50 © Frederick-Edwin Bertin
Votre drogue favorite ?
Frederick-Edwin Bertin : Faire des photographies. « Une journée sans travailler à la photographie est une journée de perdue » nous disait Richard Avedon.
La meilleure façon de déconnecter pour vous ?
Frederick-Edwin Bertin : Faire des photographies.
Votre plus grande qualité ?
Frederick-Edwin Bertin : Difficile de répondre à une telle question. Peut-être : L’humilité, c’est en tout cas ce que disent de moi mes amis.
Une image pour illustrer un nouveau billet de banque ?
Frederick-Edwin Bertin : Les Mains en Prière d’Albrecht Dürer.
Le métier que vous n’auriez pas aimé faire ?
Frederick-Edwin Bertin : Banquier. Ma mère voulait que je sois banquier et à prier tous les Saints et la Vierge Marie pour que je ne devienne JAMAIS photographe. « Tout mais pas photographe »me répétait-elle. Elle avait pris en grippe les photographes de plage de Cannes et de Juan-les-Pains. Pour l’anecdote, elle est partie le jour où les billets de 200 Couronnes Suédoises, avec comme effigie mon portrait de Bergman, ont officiellement été mis en circulation. Un joli pied de nez dont maman avait le secret.
Votre plus grande extravagance en tant que photographe ?
Frederick-Edwin Bertin : Choisir et sélectionner mes projets photographiques.
Les valeurs que vous souhaitez partager au travers de vos images ?
Frederick-Edwin Bertin : L’amour du travail. Charles Péguy nous explique la fierté de l’artisan.
La ville, le pays ou la culture que vous rêvez de découvrir ?
Frederick-Edwin Bertin : Le Japon. Oui j’adorerais découvrir le Japon et sa culture. Le comprendre et le photographier
L’endroit dont vous ne vous lassez jamais ?
Frederick-Edwin Bertin : L’important pour moi n’est pas le lieu, mais la personne avec qui je me trouve. Et je ne me lasse pas d’être avec mon épouse…et nos deux chats quelque soit le lieu où nous nous trouvons.
Votre plus grand regret ?
Frederick-Edwin Bertin : Comme nous le disait Édith Piaf : « Non rien de rien, non je ne regrette rien »
Instagram, Tik Tok ou Snapchat ?
Frederick-Edwin Bertin : Instagram.
Couleur ou N&B ?
Frederick-Edwin Bertin : Les 2 mon capitaine. La photographie noire et blanc comme la photographie en couleurs ont leur personnalité propre. Chacune est un métier complet et très différent. J’ai beaucoup travaillé en blanc et noir durant près de 40 ans. Le noir et blanc est un vrai métier et il demande de vrais connaissances spécifiques. Un sens des valeurs de gris et de la composition. Mais la Photographie en couleur est également passionnante, surtout lorsqu’on limite sa palette de couleurs et que l’on travaille avec seulement 2 ou 3 couleurs, c’est à dire avec les couleurs primaires, à ce moment là, on entre dans un mode passionnant et fascinant. Follement amusant. Et puis, la couleur c’est la vie.
Lumière du jour ou lumière artificielle ?
Frederick-Edwin Bertin : La Lumière du Jour et venant du Nord si possible.
La ville la plus photogénique selon vous ?
Frederick-Edwin Bertin : Avec mon épouse nous sommes tombés amoureux de Marrakech, de sa lumière, son architecture et de sa douceur de vivre. Si il n’y avait pas eu cette pandémie due à la Covid-19, nous y serions sans doute restés une grande partie de l’année. J’ai également une fascination pour Venise que je ne connais que très peu mais qui m’a toujours subjugué, fasciné, envoûté même.
Si Dieu existait lui demanderiez-vous de poser pour vous, ou opteriez-vous pour un selfie avec lui ?
Frederick-Edwin Bertin : Je lui demanderais de poser pour moi bien sûr.
Que manque-t-il au monde d’aujourd’hui ?
Frederick-Edwin Bertin : Le problème du monde actuellement n’est pas tant son manque mais ce serait plutôt son “trop plein”. Mais un trop plein bien mal distribué. Cela devient indécent, insupportable. Je parle de richesses intellectuelles comme de richesses financières.En conclusion, ce qui pour moi manque au monde d’aujourd’hui c’est la notion de partage donc.
Et si tout était à refaire ?
Frederick-Edwin Bertin : J’éviterais de croiser Charybde et Scylla. (Rires)