Chronique Mensuelle de Thierry Maindrault
Par milliers, voire par millions, les créateurs photographes comme une foule de geeks, se sont précipités vers les quelques pots de confitures numériques qui leur faisaient de l’œil. Le Graal à portée de mains, l’occasion inespérée de se faire connaître par la Terre entière et même au-delà, allez savoir. La tentation était très forte et tant pis si leurs œuvres se retrouvaient terriblement défigurées après leurs divers passages (avec ou sans amaigrissement), dans les tuyauteries de la grande toile. Hormis ce petit désagrément du massacre de leurs travaux, pour apparaitre dans les lucarnes vidéographiques, il n’y avait que des avantages apparents.
Être vu (enfin pour beaucoup !), être reconnu, voire admiré par trois à quatre milliards d’individus connectés à cette toile immense qui s’est installée entre 1 000 et 36 800 km au-dessus de nous pour mieux nous étouffer. Quand ce n’est pas cette pieuvre océanique de divers câbles qui s’étend comme l’Hydre fatale. Comment l’utile peut devenir diabolique ? Comment l’aventure de l’apprenti sorcier s’est évaporé de nos têtes ?
Le barrage à nos illusions était pourtant déjà en place ; mais, il nous semblait si lointain, prévu que dans une vingtaine d’années, et puis il y a la courte vue, cet apanage des foules. Même les photographes, néanmoins réputés pour avoir une bonne acuité visuelle et une curiosité acérée, se sont fait prendre dans ces « sfumatos » qui paraissaient cacher gloire et richesse. Les lendemains qui chantent étaient à portée des claviers. L’émancipation de la culture apparaissait comme disponible pour tous. Surtout pour ceux qui n’avaient rien à dire qui se sont métamorphosés, en un clic de souris, en génies de l’Art. Rien de moins ! Que d’auto-merveilles à diffuser, à partager, à proposer pour réveiller toutes ces masses incultes.
Sonnez hautbois, résonnez musettes ! Aujourd’hui, le temps est venu « sonnez tocsin et hurlez sirènes » ! La fumée se dissipe et les rêves d’îles aux trésors ressemblent à un gigantesque piège pour happer nos savoirs, nos comportements et essentiellement notre créativité, ce fil rouge de l’histoire de l’humanité.
Pour les plus informés et les plus perspicaces, vous m’avez suivi dans mes constatations vers la cible. En mai, le groupe Meta informait tous ses abonnés européens de Facebook et d’Instagram qu’à dater du 26 juin 2024, tout (ou presque) ce qui avait été déposé sur ses sites et ses banques de données devenait sa propriété. Cette acquisition étant indispensable au fonctionnement de « l’usine à gaz » de sa propre intelligence artificielle, pour le bien-être de notre humanité. Rompu le charme, adieu vos textes, vos musiques et vos photographies, ils tombent dans le gigantesque chaudron afin d’en extraire une potion magique pour lessiver le peu de cervelle qui nous reste encore.
Car l’objet de ce kidnapping, en bonne et due forme, n’est pas seulement de voler vos œuvres pour les reproduire, pour les désarticuler, pour les défigurer, pour les massacrer. Non, les limites ne s’arrêtent pas à un usage prohibé de votre travail. L’objet de ce coup d’État patrimonial est également l’apprentissage de votre travail pour en assurer des reproductions au plus près et faire croire à une substitution de votre création. La conception binaire reste incapable de créer par elle-même. Ouf ! Il restera un petit quelque chose à faire pour ceux qui auront su préserver un peu de cervelle et quelques images.
L’ensemble de la planète n’étant pas aveugle, quelques oppositions se sont rapidement manifestées. Dans un premier temps, Meta a proposé un droit pour une opposition individuelle motivée à propos de chaque compte ouvert. Hiatus, le refus de tomber dans son coffre sournois ne pouvait se faire qu’avec une procédure mise en place par leur propre groupe et votre choix refusable par ce dernier. A côté des formalités à accomplir pour essayer d’avoir gain de cause, le labyrinthe du Minotaure était une partie de plaisir. Puis, devant cette situation hallucinante, Bruxelles (Union Européenne) s’est réveillée en laissant transpirer quelques mots. Miracle pour nous, Meta a rapidement suspendu sa prise de possession des biens et des valeurs déposés sur les comptes personnels. Cette dernière action n’est valable que pour l’Europe et elle est annoncée que comme une suspension toute provisoire. Quelques pays asiatiques semblent également offusqués.
Pas de cris de victoire ou de liesse, il est clair que nombre de photographes, même parmi les plus prestigieux, se sont déjà installés dans les griffes de ces prédateurs du virtuel. Enfin pas totalement virtuel, pour les milliards qui tombent dans l’escarcelle de ces vampires des réseaux.
Les temps sont arrivés où nous ne devons plus rêver. Nos œuvres — entre autres photographiques — nous échappent tant pour la vente que pour leurs diverses utilisations. Les compromissions acceptées sur les droits et les usages, avec des mutualisations qui profitent essentiellement à toutes sortes d’intermédiaires, ne laissant que quelques chiches miettes aux auteurs. Les « uberisations » scandaleuses de nombreuses professions, dont celle des photographes, avec le « nous nous occupons de tout pour vous ». Les loueurs de mètres linéaires de porte-cimaises sans visiteur et ceux de mise en page de livres sans autre intérêt qu’un nom sur la couverture. Cette évolution, à grands coups de spéculations financières, est déjà trop avancée au milieu de masses sociales et culturelles aveuglées d’individualistes avides de reconnaissance. Un jour prochain, la toile (d’araignée) aura rempli sa fonction et permis la disparition de ceux qui l’auront prise pour une panacée, par orgueil ou par fainéantise.
Voilà, un outil extraordinaire pour la connaissance et pour le développement de l’imagination qui a été transformé, par les marchands du temple, en un mode de vie très juteux pour eux, en termes de rémunération. Cette promesse du toujours plus se transforme, jour après jour, en un affaiblissement intellectuel collectif.
Nous avons déjà l’ordinateur photographe, nous voilà avec les réseaux sociaux laboratoires.
Ces propos ne sont pas un retour nostalgique sur des périodes photographiques fastes. Il n’est pas question, non plus, de dénigrer l’évolution des outils de travail de plus en plus sophistiqués (bien que souvent les résultats ne sont pas à la hauteur de cette sophistication onéreuse). Interdit de jeter la pierre aux jeunes générations à qui il a été inculqué que l’acquisition d’un savoir-faire était inutile puisque la technologie ferait à leur place.
Il est vrai que nos bons et les anciens voleurs de lumière savent parfaitement qu’une grande maitrise technique et une créativité instinctive sont indispensables à la réalisation d’une œuvre appelée à devenir pérenne. Est-il encore possible de faire le nécessaire auprès des jeunes passionnés que je croise régulièrement ? Un choix clair attend notre profession entre l’intelligence de la transmission et la potion dite magique du chaudron universel. Cette fois, il va falloir choisir, le grand écart sera certainement impossible.
Thierry Maindrault, 12 juillet 2024
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