Dans ce quatrième épisode de la série vidéo « Le photojournalisme actuellement », la journaliste et universitaire Alison Stieven-Taylor s’entretient avec la photojournaliste cubano-américaine Lisette Poole.
Correspondante de longue date pour L’Œil de la Photographie, Alison Stieven-Taylor a conduit une série d’entretiens filmés pendant la pandémie du COVID-19 afin de comprendre comment la crise sanitaire « a affecté le travail des photojournalistes ». D’une vingtaine de minutes, ces entretiens prennent le pouls d’une profession à la fois bousculée par le resserrement des économies mondiales tout en étant au cœur de la couverture médiatique de la maladie, de ses conséquences sociales, économiques et culturelles. L’occasion, si l’on peut dire, est propice à « parler de projets, de questions spécifiques, à populariser l’inspiration et l’approche du photographe, à fournir à l’auditoire des informations essentielles ».
La conversation Lisette Poole et Alison Stieven-Taylor a été réalisée pour Photojournalism Now : In Conversation, le blog de la journaliste. Cette discussion témoigne de l’extrême complexité des migrations, de l’esprit d’abnégation, d’endurance qu’il suscite et de la ténacité de la photojournaliste couvrant ces périples. La photojournaliste cubano-américaine travaille depuis 2013 sur les notions de flux et migrations, sur la construction d’identités doubles, sur les notions d’exil, de mémoire et de famille. Sa série « Cuba in Flux », publiée en 2013 par Vogue Italia, illustrait les paradoxes culturels de Cuba, tiraillé entre un passé ravivant maladroitement le mythe socialiste et les injonctions capitalistes des influences culturelles du nord. Plus récemment, les séries « Mexico » (2020) et « Reggaeton » (2020) soulignent avec simplicité la vie irascible des villes d’Amérique centrale, de ces courants propres à l’émergence d’une contre-culture locale, des vies nocturnes donnant le pouls d’une société.
La paloma y la ley
Cuba, la Guyane brésilienne, Pérou, Équateur, Colombie, Panama, Costa Rica, Nicaragua, Honduras, Guatemala, Mexico et enfin, les États-Unis. Il faut à Marta et Liset traverser pas moins de onze pays avant de rentrer illégalement aux États-Unis, leur destination finale. Ces deux femmes, d’âge et de tempérament différents, décident de quitter Cuba ensemble. Lisette Poole les suit des prémices de leur exil jusqu’au franchissement de la frontière américaine, dans des conditions égales à celles vécues par les deux migrantes. La journaliste renonce momentanément à son passeport américain, emprunte les mêmes chemins que les deux femmes, monnaie son passage comme si elle fut la troisième roue d’un carrosse ballottée au grès des volontés des passeurs, des conditions d’accueil des pays traversés. La journaliste devient partie prenante de cette migration, tout en étant, par son travail, témoin restituant l’apprêté de l’exil.
En 2016, l’année de la migration des deux femmes, plus de 50 000 Cubains ont migré vers les États-Unis (Pew Research Center), un chiffre conséquent quand il est rapporté à la population de l’île (11,34 millions d’habitants cette même année). De 2014 à 2017, de nombreux migrants tentèrent le passage vers les États-Unis, encouragés par le réchauffement des relations diplomatiques, à l’initiative du Président Barack Obama, autant que d’une loi propice aux migrations cubaines. « Il existe une faille juridique qui accorde automatiquement l’asile aux Cubains qui se rendent à la frontière, une loi appelée avec désinvolture “pieds mouillés, pieds secs” (wet foot, dry foot) ». Cette loi fut abrogée le 12 janvier 2017, quelques jours avant la fin de la mandature du président démocrate. Conscientes de la fin proche d’une loi propice à leur intégration dans la société américaine, les deux femmes vivent aussi un exil marqué par le temps, l’urgence, l’impératif.
« Liset paie son voyage avec l’argent de Joey, son petit ami américain — un type qu’elle a brièvement connu en janvier — tandis que Marta n’a pas d’argent du tout. » Les deux femmes alternent entre voyages officiels et routes illégales. Elles vont au gré des appels, des recommandations de proches vivant aux États-Unis, ayant traversé les mêmes routes. Elles partagent l’infortune de Somaliens, d’Haïtiens, de Népalais, d’autres femmes et hommes.
Les deux femmes réussissent à franchir la frontière, en deux temps, séparés l’une de l’autre. Ainsi, Liset, la plus jeune des deux femmes, traverse la frontière à pied, au terme d’une marche de seize heures, et se voit accorder l’asile à Brownsville, une ville frontalière du Mexique dans l’État du Texas. L’entretien réalisé par Alison Stevien-Taylor permet de saisir l’angoisse générée par le caractère aléatoire du périple. L’asile demeure une incertitude. Les États-Unis ne sont qu’une vague promesse, une aube difficilement heureuse.
Le travail de la photographe ne s’arrête pas au passage de la frontière. Elle suit pendant trois ans leur intégration dans la société américaine et les trajectoires radicalement opposées que les deux femmes suivent. Avant de s’installer à Austin, Liset habite successivement à Chicago, Miami et Portland, continuant une forme de périple au sein des États-Unis. Elle gagne sa vie comme strip-teaseuse. Marta enchaîne quant à elle les jobs éparses dans le New Jersey, elle gagne peu, mais bien davantage qu’à Cuba, perpétuant une vie à l’économie. Toutes les deux découvrent l’envers de la migration et le mirage de la reconnaissance remportée par les deux femmes lors de leurs retours momentanés au pays.
La Paloma y La Ley a été partiellement ou entièrement publié dans Time, Stern, The New York Times ou encore The Washington Post. Ce travail journalistique souligne tout l’engagement physique et temporel nécessaire pour aboutir à un reportage cohérent, complet. S’il n’a pas une portée objective, ou plutôt une visée généraliste, il relate deux vies tiraillées par un rêve et l’amoncellement des difficultés empêchant de l’accomplir. Il s’inscrit dans la tradition du reportage engagé, donnant à voir un processus (la migration) dans son entièreté temporelle, donnant corps, images, vie à un voyage souvent abstrait, effacé par la surreprésentation des chiffres migratoires et le mauvais traitement médiatique d’un sujet complexe. Cette série de Lisette Poole a ensuite été publiée aux éditions Red Hook.
Découvrez l’épisode n° 1 de la série avec Renée C. Byer
L’épisode n° 2 de la série avec Robin Hammond
L’épisode n° 3 de la série avec Sean Gallagher
Le blog d’Alison Stieven-Taylor, Photojournalism Now.
Et le site de Lisette Poole.