Si on ne compte plus les publications consacrées aux images du photographe français Bernard Plossu, c’est bien la première fois qu’elles font l’objet d’une carte ! Pourtant s’il existe un objet familier à cet infatigable voyageur (outre son légendaire Nikkormat) c’est bien la carte routière. Réalisées lors de plusieurs séjours dans la capitale portugaise, les trente deux photographies rassemblées ici dressent un portrait intime et émouvant de cette ville qu’il affectionne tant.
Bernard Plossu attrape tous les moyens de transport dans ses images de Lisbonne. Mais il les photographie comme s’ils étaient figés, aussi vains que cet avion échoué à un coin de rue de cette ville où le vrai voyage est d’abord mental, nostalgique, intérieur.
Même ceux qui attendent le train, l’autobus, ou qui passent à côté d’un paquebot majestueux, sont comme des fantômes, des ombres, qui ne croient plus, depuis longtemps, à l’intérêt du départ. Devant le Quai des colonnes, porte d’entrée la plus ancienne et la plus prestigieuse de cette ville qui fut le centre d’un empire, des petits hommes humbles et anonymes sont concentrés sur leur cueillette dans le varech, tournant le dos aux grands voyages et aux conquêtes du passé. Leur ville leur suffit pour penser leur présence au monde.
Les lisboètes, dans ces photos sans touristes, sont des silhouettes anonymes qui émanent de la ville plus qu’ils ne l’habitent. Les deux jeunes filles du quartier d’Alfama – celle qui rentre chez elle et celle qui regarde à sa fenêtre – Plossu voudrait bien les attraper avec le filet à papillon de son appareil photo, juste avant qu’elles ne s’engouffrent sous un porche ou ferment leur fenêtre, mais elles sont consubstantielles à ces murs, ces escaliers, ces rues en pente, et il n’arrivera pas à les en détacher.
Pessoa disait déjà que Lisbonne ne se réduit pas à Lisbonne, qu’elle est à la fois tout le Portugal et toutes les contrées du monde dont elle a été le centre. Pour Plossu, cette ville porte en elle toutes les réminiscences que son appareil capte sans y penser, comme si c’était sa vocation première. Cette église dans la nuit c’est Salvador de Bahia, cette femme qui tient son bébé dans les bras c’est une femme indienne croisée à Mexico, cet angle de rue où une voiture s’engage sur les rails luisants c’est Valparaiso. Un cirque aperçu dans la pénombre s’appelle « Texas ».
Deux photos échappent au nuage de mélancolie et de réminiscences de cet ensemble lisboète, deux photos à la pointe du présent le plus vif. Celle des trois jeunes femmes qui font de l’autostop et qui vont sans doute échapper, dans un instant, à l’envoûtement de cette ville qui enveloppe le visiteur dans un nuage de nostalgie. Et celle de la jeune femme au tee-shirt rayé, dans le café, dont le regard de séduction farouche, arrache le photographe, en une fraction de seconde, celle du désir, à l’enchantement de la belle endormie.
Alain Bergala
Alain Bergala est un journaliste français qui vit et travaille à Paris.
Bernard Plossu, Lisbonne
Publié dans la collection This is not map
16€