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Le Japon perdu de Thierry Girard, so desu ka, lost in translation

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A la Fondation Fernet-Branca de Saint Louis, à deux pas de Bâle, s’est ouverte l’expo photo de Thierry Girard au titre long comme un fleuve pas tranquille : « Par les forêts, les villes et les villages, le long des voies et des chemins ». Il y est question de ses photographies japonaises mais aussi des champs de bataille du Général Leclerc dans l’Est de la France et du lion de Belfort. Comme on se connait depuis sa « Grande Diagonale de Victor Segalen », et son exposition à Shanghai « Cinq Voies et Quatre Saisons », je me suis permis de me focaliser sur ses pérégrinations extrême-orientales, ici son travail au Japon, plus exactement dans un Tokyo insolite, vu le long de deux voies ferrées. La première c’est la Yamanote Line, Yamanote veut dire en japonais « la Main de la Montagne », une sorte de ligne circulaire, dont le trafic reste très dense et chargé relie les principales stations aux centres urbains de Tokyo. La deuxième est la Tenjin Omuta Line qui relie Fukuoka la troisième ville du Japon à la ville d’Omuta, sur l’Ile méridionale de Kyushu, qui est considérée comme le lieu de la naissance de la civilisation japonaise (Wikipédia), c’est sur Kyushu que se trouve Nagasaki, lieu historique de l’arrivée de l’influence chrétienne et de sa répression (voir les films « Silence » de Masahiro Shinoda de 1971 et de Scorsese de 2016).

Thierry Girard cherche-t-il à dresser un constat, un état des lieux, comme lorsque qu’on rend les clés au propriétaire. « Voilà l’état du lieu tel qu’on le quitte ». Lieu où pendant un moment, une certaine durée, l’œil du photographe a habité, avant de déclencher l’obturateur-enregistreur, le cliché devenant un dessin croqué sur le sketch-book. On peut poser la question du pourquoi, du choix du lieu, c’est ici que réside le « challenge » pour emprunter un terme des paris hippiques, le lecteur est invité à prendre la place du photographe, la place de l’observateur, à se demander pourquoi le photographe a -t-il choisi de poser son trépied ici – là précisément, et pas n’importe où, le long des poteaux et des fils électriques, et autres tuyaux de réparation de la voierie. On voudrait toujours demander à Thierry Girard, à chaque fois, le pourquoi de ses prises de vue. Bien évidemment il ne s’agit pas de simple street photography, à la sauvette, comme aurait dit « En-Rit ». Il s’agit de poser sa chambre 4×5 et d’observer et repérer et enregistrer un état des lieux. Qu’a-t-il vu ? On se perd dans ce jeu de sept erreurs. Pourquoi résumer le Japon à deux lignes ferroviaires, je me suis posé la question lorsque je découvre que la Fondation Fernet-Branca est installée précisément face à la ligne du chemin de fer qui relie Saint Louis à Bâle et à Mulhouse. Il n’y a jamais de hasard dans la flânerie de Girard, pas plus d’errance sans but. Pour partir il fallait une carte, un itinéraire, un guide, pour le Voyage au Pays du Réel il s’est servi du guide Victor Segalen, suivant jour après jour son journal pour arriver au lieu-dit décrit dans ses carnets de route.

Ici, ces lignes et ces voies japonaises pourraient s’interpréter dans le sens de la contemplation d’un paysage ou d’une nature morte vide de sens. Voyageur de train, symbole de changement et de destinée, Thierry Girard descend à des stations choisies au hasard, Car la voie ferrée est aussi riche en symbolique. Après ses quatre saisons à Vassivière, je vois ici « la Voie » du Taoïsme (Le Tao c’est la Voie), la recherche de la vacuité dans le Chan chinois ou le Zen japonais. En effet on est frappé de prime abord par une remarquable absence de recherche du pittoresque : à l’antithèse de la tradition de la peinture chinoise voire de la peinture japonaise (Hokusai). Chez Thierry Girard on entre dans le banal, dans le normal, dans le « rien ne se passe », on est dans le registre du paysage vernaculaire, en même temps on est dans le temps long, le temps de pause, dans un paysage parfois figé comme un décor de cinéma, parfois animé : le flou d’un train qui passe devant un passage à niveau flanqué d’un panneau aux affiches d’on-ne-sait quelle campagne électorale, des graphismes de main d’une publicité pour un salon de massage, la silhouette d’un King Kong qui s’est arrêté dans sa grimpette sur le flanc d’un immeuble, une troupe d’ingénieurs de chemin de fer casqués et en uniforme levant ensemble un bras pour un salut mal interprété, un poteau-enseigne du barbier aux rayures bleues et vertes d’un salon de coiffure devant un carrefour désert, le charme discret d’une tristesse sans fin. Toutes ces lignes, ces poteaux, ces quais, surtout ce rectangle de miroir qui se dresse devant un panneau « vitesse réduite » (en japonais), cadre photographique dans une photo, qui reflète à l’infini l’image de cette voie ferrée ces poteaux ses fils électriques…Tout m’évoque les plans-séquence du grand cinéaste du Japon de l’après-guerre, le Japon de l’après Hiroshima et Nagasaki, Yasujiro Ozu (1903-1963), dont les personnages prennent sans cesse le train pour aller de la province à la capitale et passent beaucoup de temps en attente sur les quais perdus dans leurs pensées, comme des refrains d’une chanson. C’est le Japon perdu de Thierry Girard mais on pourrait rejoindre aussi le narratif d’Ozu, le cinéma du non-spectacle, de l’absence du dramatique, de l’espace vidé de son contenu.

Ce Japon de la vacuité se trouve condensé particulièrement dans cette image de « Kurume – Tenjin Omuta Line », avec un grillage séparant un parking de la rue d’où on distingue les jambes (coupées) de deux piétons et d’un cycliste, la coupure est matérialisée par une banderole blanche et muette accrochée de l’autre côté du grillage, ces piétons et ce cycliste attendent apparemment un feu vert pour traverser le passage zébré et aller vers un immeuble recouvert de panneaux blancs d’où percent des vitrines noires, encore une fois, il n’y a rien à voir, devant un silence sourd de sens. Ce n’est donc pas une image de Stephen Shore, mais cela aurait pu figurer dans un film d’Ozu où selon Gilles Deleuze « un espace vide vaut avant tout par l’absence d’un contenu possible ».

Pour Gilles Deleuze, « C’est la pensée d’Ozu : la vie est simple, et l’homme ne cesse de la compliquer en « agitant l’eau dormante ». Il y a un temps pour la vie, un temps pour la mort, un temps pour la mère, un temps pour la fille, mais les hommes les mélangent, les font surgir en désordre, les dressent en conflits. »

Citons cette phrase des Inrocks qui semble décrire la démarche de Thierry Girard descendu de son train-train : https://www.lesinrocks.com/cinema/ozu-le-vide-et-le-plein-167717-27-07-2018/: « Gilles Deleuze, dans Cinéma 2 – L’image-temps, note que le cinéma d’Ozu “réussit à rendre visibles et sonores le temps et la pensée”. Inversement, il advient que ces mêmes personnages, autre forme d’apparente perdition, semblent, comme en descente de leur train-train, s’arrêter, s’attarder, se poser, se reposer, suspendre leurs mouvements… »

Une méditation Zazen c’est cela : s’arrêter, s’attarder, se poser, se reposer, suspendre tous mouvements. Après tout, le chemin de fer, le train, les conflits de guerre, les conflits de la vie, c’est ce qu’on appelle en yoga VRTI, pourtant c’est la voie de la vie, c’est le TAO de la vie.

Jean Loh

 

À la Fondation Fernet-Branca (Saint-Louis), du 30 Octobre 2021 au 13 février 2022 www.fondationfernet-branca.org

Au musée de Belfort – de mai à septembre 2021

Livre / catalogue de l’expo : Thierry Girard « Par les forêts les villes et les villages le long des voies et des chemins » Editions Loco Juin 2021

 

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