À Paris Photo 2022, j’ai contourné une cimaise pour tomber sur un mur de petits tirages en sépia foncé, de véritables tirages argentiques. En regardant de plus près, j’ai vu des carcasses de chars et des ruines d’immeubles bombardés, j’ai réalisé alors que la guerre d’Ukraine était arrivée à Paris Photo ! Une image en particulier m’a captivé : ce Jésus sur le crucifix a-t-il perdu son bras après avoir bloqué ou dévié une roquette pour l’empêcher de frapper l’immeuble résidentiel derrière ? C’est ce qui m’a été expliqué par l’interprète de la galerie. Cela vaut-il la peine de sacrifier un bras ? C’est une superbe photo quasi miraculeuse de la série de photographies de guerre du photographe ukrainien Vladyslav Krasnoshchok, une série de photographie de paysage de guerre, des « théâtres de barbarie ». Il existe une abondance de reportages vidéo sur la guerre en Ukraine, mais voir des images fixes, du style Armageddon, des bombes et des obus, des missiles et des tanks, et de destruction totale, est une autre expérience qui donne la chair de poule. Elles me font penser au premier photographe de guerre actif en Chine qui fut Felice Beato (1839-1909). Beato a documenté les séquelles de l’attaque des forces navales britanniques contre le fort de Dagou en Chine, près de Tianjin, lors de la seconde guerre de l’opium (1860). Les conditions sur le champ de bataille, l’encombrement et la lourdeur du matériel photographique ne permettaient pas de prendre des clichés d’action en direct comme la célèbre « Mort d’un milicien » de Robert Capa (septembre 1936) ou son « débarquement du Jour J en Normandie » (juin 1944). Par conséquent, Beato en est réduit à capturer sur les plaques de verre de son appareil grand format, sur trépied, avec sa tête sous un tissu sombre, on dit qu’il a même demandé aux soldats de disposer les cadavres de façon à les faire rentrer dans son cadre.
De 1860 à 2022, cent soixante-deux ans séparent le théâtre de guerre chinois de Beato des champs de la mort à Kharkiv ou Donetsk de Vladyslav Krasnoshchok. Si nous nous posons la question entre l’esthétique de la photographie de guerre et les atrocités barbares, le plus grand photographe de guerre britannique Don McCullen avait ceci à dire à propos de « la voix pour séduire les gens », dans une interview accordée à la BBC en 2014 : « On ne peut pas, on ne doit pas se permettre d’oublier les choses épouvantables que nous sommes tous capables d’infliger à nos semblables. Souvent, ce sont des images d’atrocités… Mais je veux créer une voix sur ces images et séduire les gens pour qu’ils restent un peu plus longtemps a les regarder, afin qu’ils ne partent pas avec une mémoire intimidante mais avec une obligation consciente. »
J’ai demandé à Vladyslav s’il se considérait comme un photojournaliste ou comme un artiste, s’il était « détaché » à l’armée ukrainienne, il m’a répondu : « Je me considère avant tout comme un artiste documentant la guerre. La photographie imaginative et belle est importante pour moi. Bien sûr, j’ai dû obtenir une accréditation des forces armées ukrainiennes. Et c’est très difficile de photographier certains sujets, il faut toujours obtenir une autorisation supplémentaire à chaque fois. Je vois beaucoup de morts et de cadavres. C’est désagréable. Mais je regarde cela en artiste, en spectateur, je m’en détache. C’est important pour moi de voir la beauté de cette horreur, de transmettre l’image de la guerre. »
Le 6 août 1943, pendant la campagne sicilienne, après que l’armée américaine eut capturé la ville de Troina, Capa entra dans la ville dévastée avec plusieurs équipes de détecteurs de mines, ils trouvèrent « une ville d’horreur, pleine de pleurs, des hommes, des femmes hystériques. Des enfants qui avaient passé deux jours terribles sous les bombardements, et voyant leurs proches tués ou blessés, leurs maisons détruites, et tout ce qui en restait était pillé impitoyablement par les nazis qui partaient », ce sont des citations du livre d’Herbert Matthews : « L’éducation d’un correspondant » (Praeger 1971). La scène ressemble presque à ce que nous pourrions imaginer être l’état de destruction ou de carnage dans les villes ukrainiennes bombardées sans pitié par les forces russes. Dans les images de Vladyslav Krasnoshchok, c’est un monde noir de boue et d’eau. Des cadavres (hommes et animaux) gisant sur le bord de la route, des ponts effondrés au-dessus des eaux noires, des obus et des roquettes qui n’ont pas explosé, l’un d’entre eux est planté devant une église comme une pierre tombale… Au milieu de cette triste terre meurtrie par la guerre, Associated Press décrit les cicatrices psychologiques de la guerre, des soldats souffrant de méningite, de contusions, d’amputations, d’inflammations pulmonaires et nerveuses, de troubles du sommeil, de maladies de la peau et de maladies cardiovasculaires, etc. L’un des combattants décrit avoir dormi pendant des mois dans des tranchées boueuses et glaciales. « On a travaillé dans des conditions terriblement mauvaises pour notre santé. C’est humide, c’est mouillé, on a mal au dos, aux jambes, on transporte du matériel lourd. » Et l’hiver arrive avec de la neige et du gel…
Dans un article de New Yorker (juin 2022) : le « photographe anti-guerre » Jim Nachtwey envoie ce texte d’Ukraine avant de s’endormir : « La barbarie et l’absurdité de l’assaut des Russes sont difficiles à croire même si j’en suis témoin de mes propres yeux. Bombarder à répétition des habitations civiles, tirer à bout portant sur des maisons et des hôpitaux, assassiner des non-combattants dans des zones occupées militairement sont autant de tactiques employées par les Russes dans une guerre infligée à un État souverain voisin qui ne menaçait personne. . .. Les gens « ordinaires » font preuve d’un courage et d’une détermination extraordinaires, voire d’un entêtement total, face à d’énormes destructions et pertes de vies. » Son refus de détourner son regard sur les véritables coûts des conflits relève d’une mission plus large : empêcher le monde de le faire.
Après avoir libéré Paris en août 1944, Capa pensait à tort que la guerre était finie, assis au bar de l’Hôtel Scribe il écrivit (dans son livre Slightly Out of Focus) « Je sonnais le glas de l’art noble de la photographie de guerre, elle a expiré dans les rues de Paris… Il n’y aurait plus jamais d’images de gars comme ceux des déserts d’Afrique du Nord ou des montagnes d’Italie, plus jamais une invasion qui surpasserait celle de la plage en Normandie, plus jamais une libération qui égalerait celle de Paris. » Mais Capa s’est trompé, et il en paya le prix avec sa vie lorsqu’il a marché sur une mine en Indochine (25/05/1954).
Revenons au Jésus au bras cassé de Vladyslav sur sa croix, c’est une belle croix orthodoxe, avec trois traverses, la barre supérieure est habituellement réservée à l’inscription INRI (Jésus de Nazareth Roi des Juifs), la plus longue barre centrale c’est celle su laquelle Jésus a eu les mains clouées, et celle du bas sert de repose-pieds, elle est inclinée. Parce que Jésus a été crucifié en compagnie de deux voleurs, on dit que la barre de repose-pieds qui pointe vers le haut vers le voleur à droite de Jésus indique qu’il est un « bon » voleur, donc il ira au paradis. De l’autre côté, la barre qui pointe vers le bas signifie que ce voleur-ci est le « méchant », et il ira en enfer. La guerre d’Ukraine semble être une affaire sans fin, mais elle finira par s’arrêter un jour comme toutes les guerres, d’ici là ce n’est peut-être pas nécessaire de demander à Vladyslav Krasnoshchok qui est le méchant qui ira en enfer.
Jean Loh
Vladyslav Krasnoshchok est représenté par la galerie nomade Alexandra de Viveiros. www.alexandradeviveiros.com
Vladyslav Krasnoshchok (né en 1980 à Kharkiv, Ukraine), a étudié au Département de médecine dentaire de l’Université médicale de Kharkiv (1997-2002). De 2004 à 2018, il a travaillé à l’hôpital clinique d’urgence de Kharkiv. Vladyslav pratique activement la photographie depuis 2008 et a rejoint le groupe Shilo depuis 2010 (avec Sergiy Lebedynskyy, Vadim Trykoz et Oleksiy Sobolev). Outre la photographie documentaire qu’il transforme esthétiquement à l’aide de différentes manipulations techniques, il utilise également des photos d’archives anonymes. Il pratique la coloration à la main à partir de méthodes qui ont été développées par les photographes de Kharkiv à la fin des années 1970. Il associe également des prises de vue à des objets sculpturaux, et expérimente l’art graphique, la gravure et le street art.