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LE BAL : Harry Gruyaert : Maroc

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Quand je suis allé pour la première fois au Maroc, dans les années 1970, j’ai eu un vrai coup de foudre. J’avais l’impression d’être tombé dans une peinture de Brueghel. Puis j’y suis retourné pour retrouver certains endroits, revivre l’émotion initiale. Ce qui m’a d’abord séduit, c’est l’ordonnance des choses et de la vie dans les campagnes. Il y avait là un accord splendide entre les formes, les couleurs, les gestes quotidiens et la nature. L’importance de la famille, du groupe, de la religion m’a elle aussi fasciné. Dans la campagne marocaine, c’était l’habitude, la coutume, qui dominait et désignait ce que chacun devait être et faire selon des règles, religieuses ou laïques. (…)

Durant les années soixante-dix, avec mon bus Volkswagen, j’ai refait le même itinéraire marocain à plusieurs reprises pour revoir des endroits aussi contrastés que le Haut- Atlas et le désert, les côtes de l’Atlantique et de la Méditerranée. Les gens y étaient extrêmement divers, d’une tribu ou d’une ville à l’autre, ils avaient des vêtements, des coutumes, des réactions différentes envers l’étranger, photographe qui plus est. J’ai ainsi appris comment me comporter pour photographier à Marrakech ou à Fès, à Essaouira ou à Erfoud : chaque ville a ses clefs qui, jusqu’à un certain point, permettent de s’y faire accepter.

Là-bas, j’ai finalement appris à photographier en m’approchant des gens. D’abord très impressionné par l’harmonie qui existait entre le paysage et ses habitants, je travaillais plutôt avec des téléobjectifs qui « écrasent » plusieurs plans en un seul. Ensuite, j’ai appris peu à peu à photographier les habitants de près sans me faire trop remarquer, à ne pas me sentir physiquement présent, à oublier mon corps pour me concentrer uniquement sur mes émotions et mes réflexes de photographe. Je préfère passer inaperçu pour que les gens donnent davantage d’eux-mêmes, mais j’apprécie également la surprise de l’irruption d’un corps dans l’image par exemple.

Ainsi, ce travail sur le Maroc en dit sans doute autant sur moi que sur le pays photographié. Ce n’est en aucun cas un récit journalistique, dont je ne nie pas l’utilité, mais qui m’intéresse peu. Je n’ai pas davantage la prétention de montrer tout le Maroc, ni d’avoir « couvert » ce pays comme un reporter couvre son sujet. Ce qui m’importe, c’est que chaque photo ait sa force, et qu’on puisse les relier ensemble, les lire comme un éloge plutôt que comme un récit ou un journal de voyage. Pour moi, en effet, approfondir un sujet comme le Maroc relève d’une expérience, d’une discipline de vie, et beaucoup moins d’un reportage dont je tiens à éviter les mécanismes et les contraintes. Les problèmes politiques et sociaux, par exemple, n’apparaissent pas au premier plan dans mes images. Je n’ignore pas la pauvreté, le chômage ou les villes qui grandissent sans cesse avec des habitations précaires. Mais c’est là une autre histoire, une autre manière d’aborder les choses. On ne reproche pas à un romancier de ne pas s’intéresser à un autre sujet que le sien. Il devrait en être de même pour la photo qui a souvent été trop attachée à la description d’une « réalité objective attendue ». J’espère néanmoins que mes photos communiquent quelque chose d’essentiel sur le Maroc. Le sujet reste pour moi très important, il n’est pas le simple prétexte d’une démarche qui serait alors uniquement esthétique : il n’est peut-être pas mon souci premier, mais c’est l’élément qui oblige à sortir de soi pour essayer de comprendre une autre réalité. Tout est question d’équilibre entre la réalité et soi-même.

– Harry Gruyaert

Texte extrait du livre Morocco à paraître le 28 octobre 2023 aux Éditions Textuel.

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