En cette ère de la pandémie, les images des personnels soignants du monde entier habillés des pieds à la tête en combinaison Hazmat avec masque et lunettes et gants, me font penser à la gravure de 1656 de Paulus Fürst, utilisée pour illustrer la couverture du roman « La Peste » Camus qui est redevenu un best-seller avec le Covid-19. Nous ne sommes plus au Moyen Age mais en l’an 2021, et c’est l’année du Buffle, que je préfèrerais rebaptiser en l’année de la Vache (*), à cause de Denis Barrau qui me dit : on vit un drôle de temps, confinement, couvre-feu, déconfinement, re-confinement … nous mangeons de la vache enragée avec cette peau de vache de virus et de ses variants, forts de leur présence sournoise, entraînant infections, cas contact, distanciations, port du masque obligatoire, souffrances, mortalité ! Voilà de drôles d’expressions populaires alors que la vache est douce, patiente et maternelle avec son veau, nourricière et compagne docile de l’homme, qui a même pu partager autrefois son logis
Denis Barrau, le photographe qui a publié en 2017 ce livre « Rencontres d’Arles, les débuts », ISBN 978-2-9545987-27, rapidement épuisé, vient de faire paraître – en une sorte de quadriptyque – quatre livres avec une abondance d’images de vaches, des marchés aux bestiaux des années 1970, au cœur de la France profonde.
Nous voilà transportés en Auvergne, en Aubrac, dans le Cantal, dans le Cézalier à Allanche et à Brion puis à Saugues dans le Gévaudan.
Ces livres retracent avec beaucoup d’images une époque révolue et il s’agit là d’un véritable hommage photographique que Denis a dédié à la mémoire de ces agriculteurs-éleveurs, ces maquignons, et une révérence adressée aux rapports millénaires entre les hommes qui vivent de la terre et leurs bêtes. C‘est en feuilletant ces livres que l’idée m’est venue : ces années évoquées dans les photographies de Denis c’étaient bien « les années de la vache ». On y voit l’amour qu’ils leur portent, ses photographies ont cette charge affective.
Voilà du « vernaculaire », ce qui n’a rien de péjoratif, au contraire selon Clément Chéroux. Elles s’apparentent au style du grand Walker Evans !
Ces inspections des culs de vaches, ces poignées de main pour négocier et conclure le commerce des bêtes, ces petits coups de ciseaux pour marquer l’appartenance de leurs acquisitions, ces corps-à-corps entre les cowboys du Cantal franchouillard avec les bêtes récalcitrantes pour les parquer ou les mener au train, ces caresses du pis de la vache après la traite, ces lourdes cloches détachées que l’on ramène à la ferme la mine attristée après avoir vendu leurs belles bêtes, ces portraits serrés de paysans fermiers éleveurs sous leur béret basque ou casquette irlandaise, au visage anxieux et au regard concentré, Denis Barrau les a tous collectionnés, tout juste s’il ne nous manquait plus que les meuglements et le cris des enchères. Ce sont les clichés des années soixante-dix, d’il y a presque un demi-siècle. Cela nous fait tout chaud au cœur de les (re)voir et de nous replonger dans cette atmosphère en noir et blanc – néoréaliste – de Denis Barrau.
A mes questions sur le pourquoi de ces quatre livres, j’ai reçu ces réponses de Denis Barrau :
– J’ai décidé de sortir de l’oubli ces images qui témoignent des pratiques il y a un petit demi-siècle, car ces activités essentielles ont toujours cours, mais avec des changements.
Le camionnage, l’informatisation, les volumes des transactions ont fait changer ou bouleversé chez ces gens-là des éléments de leur culture. Car l’élevage y est vécu intensément depuis des décennies, en travaillant patiemment au maintien puis au développement de ces races rustiques locales.
Ces bêtes qui avaient été élevées près des hommes, soignées, manipulées, nommées, identifiées par leurs qualités et défauts les rendant attachantes, et en somme un peu de la famille, sont là sur le champ de foire, pour y être cédées.
On assiste finalement à un moment de passion et à un déchirement.
– En ce temps-là, elles étaient encore vendues à l’unité, mais on commençait déjà à se diriger vers la pratique actuelle : des transactions par lot, au poids, où on ne discute plus de la beauté et du potentiel de l’animal mais du prix au kilo, sans plus de considération que celle d’une matière première pour l’industrie agro-alimentaire.
– Avoir exposé ces images : oui, avec succès, en festivals ou pour des animations. Grâce au soutien enthousiaste de la firme INNOVA elles ont été imprimées sur de longues bandes de toile Canvas.
– Avoir fait ces livres : ce qui m’a motivé, c’était de me comporter gentiment vis-à-vis de ces gens que j’avais photographiés. J’avais pris mon plaisir à faire des images de leur comportement, à m’intégrer un peu à leur vie et maintenant je pensais que je leur devais restitution. Je ne voudrais pas me sentir un prédateur.
C’est peut-être excessif mais ils me l’ont bien rendu ! Souvent, même dans la rue, avec de ces phrases : « …tu nous redonnes un moment de notre vie … ou … tu n’as pas fait comme ces touristes qui partent avec nos images … ou … j’ai acheté ton livre parce que tu nous aimes, viens-là que je t’embrasse « … etc. Après avoir mis ces livres d’abord en libre-service sur internet, j’ai ensuite fait imprimer en offset afin de toucher plus de monde en déposant aux rayons librairie des bars-tabac-journaux des villages. En ce sens j’ai rejoint la démarche de Pierre Le Gall que j’avais tant admirée.
– Donner à réfléchir et restituer les images aux intéressés cela correspond à mes convictions profondes : la photographie réalisée par un servant restant invisible doit avant toute chose faire miroir, donner à voir et témoigner de réalités qui sont passées, jouer à essayer d’arrêter le temps et offrir du plaisir.
J’ai baigné toute ma jeunesse et mon adolescence dans le culte du progrès et de la modernité qui seraient au service et au bénéfice de l’être humain. C’était la philosophie laïque de mes parents.
– L’Auvergne, pourquoi ? En 76 j’enseignais l’image à des adultes. L’un des stagiaires m’a invité dans sa petite maison secondaire pour aller faire des photos (qui sont encore dans mes tiroirs). Là-haut, l’odeur de la bouse de vache, des foins, de la terre remuée, ont dû agir sur mon cerveau reptilien. Avec en plus au hameau des travaux collectifs en autarcie, toutes ces sensations et émotions m’ont complètement envahi et il est remonté bien des choses qui venaient de mon séjour dans la petite ferme de mes grands-parents où on m’avait caché pendant la guerre.
Aux vacances d’été suivantes, là-bas, j’ai cherché ce qui était la profondeur de la vie de ces gens-là : les bêtes.
– Oui, j’avais une commande : celle que je me suis fixée !
Et là, je suis un patron intraitable ! J’ajoute que cette expérience de photographies tenant un discours systématique m’a fait sortir du comportement d’amateur et m’a ensuite servi professionnellement au plus haut point !
C’est ainsi qu’il me parait intéressant de remettre cette expérience photographique de Denis Barrau dans le contexte de l’actualité, au milieu des innombrables débats sur la soutenabilité d’une planète terre qui va vers les neuf milliards de bouches à nourrir, et des débats sur la consommation de la viande par rapport au véganisme (dans la partie riche de cette planète), les quatre livres de Denis Barrau nous emmènent vers les hauteurs, dans les prés, vers ces bêtes à cornes comme on n’en voit plus, qu’on appelle « vaches », que l’on traie manuellement en plein air, au petit matin, et que l’on caresse et soigne après, loin des usines nickel à la traite robotisée, loin des calculs fastidieux sur les tonnes de cultures céréalières pour produire un kilogramme de viande, face à des millions de « pauvres » menacés de famine, dans des camps ou des bidonvilles ou dans le désert, à cause de la guerre, de nettoyage ethnique, des enjeux géopolitiques, des embargos, de la surpêche des océans, des intempéries et des catastrophes dites « naturelles » qui ne sont que les conséquences du changement climatique… Mais ce n’est pas Denis Barrau qui va nous résoudre le dilemme de l’humanité, il n’est là que pour nous apporter cet air frais de l’herbe fraiche sentant un peu la bouse, et nous dire simplement : souvenez-vous de cette vie.
Jean Loh / Avril 2021
(*) A part qu’elle évoque la Vache Qui Rit, une vache fofolle, non pas au sens de la maladie de Mad Cow qui transforme les cerveaux en éponges, ou au sens de l’expression manger de la vache enragée. mais au sens « vache » comme le définit Le Larousse et autres : le Covid est bien quelque chose de « dure, sans pitié, très sévère. (on dit peau de vache.), hypocrite et déloyale, avec ses courbes de montée et de descente des infections et des mortalités et des apparitions de nouveaux variants, qui entrainent des improvisations politiques un peu partout, en confinement – couvre-feu – déconfinement – re-confinement. Nous sommes donc entrés bel et bien dans une année « vache ». Dans le zodiaque chinois, la légende raconte que Bouddha a organisé une course pour les animaux afin de déterminer leur classement, mais quand le Buffle est sur le point de franchir la ligne d’arrivée, suivi du Tigre et du Lapin, soudain le Rat futé se jette sur le dos du Buffle et effectue un saut périlleux pour atterrir dans la paume ouverte du Bouddha. Ce qui fait du Rat le numéro un dans la hiérarchie des douze signes du zodiaque chinois, et le Buffle ne peut que se consoler avec sa médaille d’argent. En temps normaux, aux bourses de Wall Street, de Londres et de Shanghai, les investisseurs et les spéculateurs devraient sonner frénétiquement la cloche pour accueillir l’année du « Taureau » the Bull Year, dans l’espoir que le tintamarre « de bruit et de fureur » dissipera le fengshui maléfique du virus … mais avec l’économie mondiale au ralenti on risque de revenir à une année bien nounours, Bear Year ! En chinois de toute façon il n’existe qu’un seul mot pour la vache et le buffle, au genre plutôt neutre, c’est « NIU ». La première fois que j’ai entendu cette citation à propos d’autre chose que l’animal, venant de mes amis photographes et artistes chinois, c’était en 2017 au Troisième Festival de Lianzhou quand Anders Petersen que j’ai présenté a remporté le Grand Prix du Jury. Un grand nombre de photographes chinois surtout les jeunes sont venus me voir en levant leur pouce pour dire « Niu! » après avoir visité l’exposition d’Anders. J’ai compris alors sa signification plutôt élogieuse. « C’est BŒUF ! » cela voulait dire. C’était en fait un compliment. Nous pouvons donc dire à Denis, en levant le pouce, NIU ! pour l’ensemble de ses quatre livres !