Que devient le lieu où l’on a grandi après qu’on l’ait quitté ? Dans la mémoire, il se mue en objet de curiosité, en espace partiel qu’il devient nécessaire de visiter. Le retrouver, c’est se confronter soit à la nostalgie, soit à l’inconnu.
Quand Igor Posner retourne en 2006 à Saint-Pétersbourg, qu’il a quitté adolescent pour émigrer en famille aux Etats-Unis, sa position est claire : « Je ne cherchais pas le passé et je ne reviens jamais dans les endroits où j’ai grandi. Je voulais être là-bas comme un étranger, et me confronter à des gens que je ne rencontrerais pas autrement – des gens qui m’ont presque fait peur parfois ».
En initié devenu étranger aux rues et cafés de sa ville natale, il se perd dans ses brumes et ses géométries, son accent érodé par quatorze ans d’anglais et ses pellicules périmées. La faim au ventre, il photographie viscéralement ses habitants, ses perspectives, son brouillard, d’abord à l’occasion de brefs voyages puis au cours d’une longue escale de plusieurs mois, refusant de décoller avant d’être repu.
Le récit qui en résulte rejette la linéarité, privant l’ensemble de tout indice temporel et géographique. On n’y voit pas la trace d’un canal ou d’un pont ni l’ombre d’un palais. Les rares immeubles que l’on devine dans le grain épais des noirs et blancs de Posner rappellent d’avantage ceux de Paris ou de New York que de la capitale impériale. Au fil des pages de son livre, publié avec Red Hook Editions, surgit l’évocation de Nicolas Gogol, dans La Perspective Nevski : « Ici tout est mensonge, tout est rêve, tout est différent de ce qu’il paraît ».
Se dégage de l’ouvrage une atmosphère de fiction, appuyée par des mises en abîme éparses. Des écrans de cinéma révèlent une Russie désuète et un brin naïve tandis que des photos suspendues sur des murs fleuris figent une autre époque. « L’édition du livre a duré environ sept ans. C’était un processus long et pénible, mais je voulais fausser le récit », explique Posner.
L’illusion de réalité de la première moitié du livre laisse graduellement place à une narration désarticulée où apparaissent une mariée errante et, quelques dizaines de pages plus tard, un chien, comme pour incarner la nouvelle d’Anton Checkov The Lady with The Dog. « Puisque le lieu où le livre est défini et les circonstances de mon « retour » présentent cette collision particulière des temps, les images elles-mêmes perdent toute signification d’adhérer à une certaine chronologie, cherchant plutôt à créer leur propre ensemble de relations sans affichage séquentiel des faits », ajoute-t-il.
Le développement des images est lui aussi soumis à un minutieux traitement, altérant les lignes distinctes du réel pour peupler de figures anthropomorphes les flaques et vagues molles de la mer Baltique. Les corps humains se tordent, leurs regards se floutent pour se transformer en présences anonymes, vagabondes, parfois inquiétantes.
Cet envoutant voyage se conclut par un texte de Mary Di Lucia, interprétation libre du projet ponctué d’un : « C’est une chose difficile : essayer de revenir, ou essayer de ne pas revenir, ou essayer de ne pas revenir en retour ». Une collection de ses nouvelles inspirées des photographies de Posner vient également d’être publiée par Red Hook sous le titre Accompaniments.
Laurence Cornet
Laurence Cornet est journaliste spécialisée en photographie et commissaire d’exposition indépendante. Elle partage sa vie entre New York et Paris.
https://redhookeditions.com/portfolio/past-perfect-continuous/