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Sylvain Julienne (1947-2019) : « La photographie a été comme un tapis volant »

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Il était né le 6 juillet 1947 rue Dulong à Evreux, il est décédé le 18 décembre 2019 à Evreux. « J’ai dû faire de grosses saletés dans mes vies antérieures. Parce que finir sa vie dans la maison où vous êtes né, quand vous avez fait 20 ou 30 fois le tour de la planète, faut avoir salement déconné. La punition est lourde » confiait Sylvain Julienne à La Dépêche, le journal local trois mois avant son décès.

Sylvain Julienne, pour moi, c’est d’abord une silhouette de beatnik en train de photographier pour l’agence de presse Gamma le coup d’Etat de Pinochet, la fin du rêve d’Allende. Un type avec des épaules pour porter les lourds sacs photo de l’époque. Un gars qui, déjà jeune, n’a plus guère de cheveux sur le haut du crâne, mais qui les laisse pousser jusqu’aux épaules. Une gueule à la Julian Beck (1925-1985) du Living Theater, une gueule de héros des seventies. « Un daredevil que j’aimais beaucoup. Le genre de photographe auquel on ne donne pas d’ordre ni de conseil » confie Eliane Laffont ex-Gamma-Sygma en apprenant son décès.

D’ailleurs il a commencé dans le journalisme en travaillant pour une bible de ces années-là, The Village Voice. « J’ai 21 ans New York ! Je publie mes premières photos dans The Village Voice. Un job qui me vaut une course poursuite dans Central Park après qu’un sit-in à Harlem a échauffé les flics américains [i]».

Retour en France avec une adresse donnée par Jack Burlot alors photographe pour Life. « Göksin Sipahioglu m’a donné les moyens d’aller en Irlande du nord. J’ai photographié de nombreuses manifs et ai sympathisé avec les commandos de l’IRA. Ils m’ont laissé faire des photos après m’avoir fait transporter de l’explosif, de la génilite, sous le siège de ma Mini Morris. C’était un test. J’ai pu ensuite photographier les gars de l’IRA avec un bas sur la tête. Une de ces photos a fait la couverture de Time magazine. » m’avait-il raconté en octobre 2018.

« Je suis resté peut-être deux ans à Sipa et puis je suis entré à Gamma et je suis parti au Chili ». Chas Gerretsen a fait une belle image de lui là-bas. « Au moment de la mort d’Allende, Sylvain Julienne travaillait pour Gamma » confie Hubert Henrotte en apprenant sa mort. C’était quelques mois après la scission Gamma-Sygma. « Il a fait une chose remarquable et rare à cette époque-là, il a fait ramener par un de ses amis les films de Sygma en même temps que les siens pour Gamma, ça n’a pas plu chez eux ». A Orly, les motards des deux agences auraient failli en venir aux mains a raconté Hubert Henrotte dans son livre de souvenirs « Le monde dans les yeux ».

« Quelques mois plus tard, de retour du Chili, Henrotte m’a annoncé avoir monté sa propre agence et m’a proposé de travailler pour Sygma. Je suis parti au Cambodge plusieurs années ». Au Cambodge, après avoir risqué sa vie mille fois, il est témoin en avril 1975 de la prise de Phnom Penh par les Khmers rouges, il est retenu prisonnier pendant plus de quinze jours dans l’ambassade de France avec d’autres réfugiés.

« J’ai rencontré Sylvain en 1970 à New York sur un banc à Central Park, nous y avons vécu les années hippies et travaillé ensemble pendant quatre ans » raconte Jack Burlot qui travaillait alors pour Life Magazine « Nous étions des amis très proches pendant ces années de reportage. Notre dernier reportage fût Chypre pendant l’invasion des Turcs. Nous étions alors professionnellement concurrents, lui à Sygma, moi à Gamma mais fidèles en amitié. Les années reportage de Sylvain ont toujours été marquées par un engagement profondément humain ».

Sur cette grande humanité il y a un fait qui a marqué tous les professionnels de l’époque : au Cambodge « Un jour Sylvain Julienne est revenu des combats avec deux enfants survivantes d’un massacre. Phalla une petite fille de deux ans qui ne survivra pas à la déshydratation et Phally un peu plus âgée, couverte d’éclats d’obus. Il réussira à la faire sortir du pays avec des faux papiers lors de l’arrivée des Khmers rouges pour la ramener en France et l’adopter ».

« Merde alors ! » dit Patrick Chauvel quand je lui apprends la triste nouvelle. « Ce n’est pas possible, je lui ai parlé il y a une semaine ou deux… Incroyable ! Je l’ai bien connu au Cambodge, au Liban et en Iran. Au Cambodge on était une sacrée bande avec Françoise Demulder, Al Roskoff et lui. Un gars bourré de talents Sylvain. Intelligent. Casse-couilles mais toujours sincère. En Iran, il a fait des photos incroyables. Encore un très bon dont on ne parle pas assez ! »

Sylvain Julienne a « couvert » entre autres reportages : la révolution des œillets au Portugal, la guerre au Liban, le départ du Shah d’Iran et l’arrivée de Khomeini, « inoubliables ses photos d’Iran » dit Jean-François Leroy directeur de Visa pour l’image.

Il faudrait un livre pour narrer toutes les aventures de Sylvain Julienne. « J’aimerai vous raconter la nuit passée dans la fosse d’un garage avec trois sous-officiers cambodgiens alors que nous étions encerclés serrés par les khmers rouges et qu’à chaque minute nous craignions de les voir entrer » écrivait-il dans L’œil de la photographie du 10 septembre dernier.

Il espérait l’écrire. En attendant il racontait ses souvenirs sur sa page Facebook : ses peurs comme ses défonces. Il y a une vingtaine d’années qu’il avait raccroché ses boitiers après sa dernière merveilleuse aventure : avoir un fils à 50 ans ! « Plus question de risquer ma vie » assurait-il. Il voulait récupérer ses archives photo pour ce livre, pour son fils Sahel. Seulement voilà, le XXème siècle était fini.

Fini l’époque du baroud. Fini la ganja, l’opium et les champignons de Bali. Fini le temps où la poignée de main servait de bon de dépôt de photo en agence. Après le Vietnam, le Cambodge, l’Amérique du sud et l’Amérique centrale, le Moyen-Orient, les petits hommes en gris de Wall Street avaient décidé de changer de type de guerre. Ils s’occupaient maintenant de l’information, et particulièrement du photojournalisme. Il faut dire qu’avec les photos du Vietnam, du Chili et d’ailleurs, ils avaient sûrement perdu pas mal d’argent.

Ils ont commencé à s’occuper de la presse et de ses agences de presse indépendantes où nichaient Sylvain Julienne et ses copains. Fini les commandes royalement payées avec notes de frais en plus. Fini la rigolade. Ils ont dégainé l’Internet, supprimé la publicité dans les journaux papier et installé des « cost killer » partout de New York à Londres en passant par Paris et toutes les capitales européennes. Le marché de l’information s’est effondré et Bill Gates a pu s’offrir l’agence Sygma avant de la saborder. Place à Shutterstock, Getty Images, Adobe et compagnie.

Sylvain Julienne, comme d’autres baroudeurs de cette génération, ignorait ce « nouveau monde ». Il m’avait contacté pour comprendre pourquoi Sipa et Gamma voulaient qu’il signe une décharge avant de lui rendre ses photos. « Tu sais, les agences ont perdu beaucoup d’argent en procès pour perte d’images » lui expliquais-je. Il ne comprenait pas. Il n’est pas le seul et il n’avait pas tort non plus. Avec Gamma et Sipa, ça pouvait s’arranger mais la scandaleuse faillite de Corbis-Sygma bloque ses photos au milieu de dizaines de millions d’autres. Et le liquidateur Maître Gorrias, ne répond plus à personne depuis longtemps. Le photographe Francis Apesteguy, son voisin en Normandie, l’avait mis en contact avec l’association PAJ de Thierry Secretan. Ils ont rédigé une pétition restée sans réponse à ce jour.

« Voilà, je suis désorienté de ne plus entendre ta voix souriante » confie Francis Apesteguy très ému « Je n’aurais jamais osé son terrain, le mien de paparazzo où je recevais des baffes, alors que sur le sien il recevait des bombes… Nous avons rempli de photographies les pages des magazines, lui de vérité et moi de futilité. Passionné tu as été spolié, nous l’avons dénoncé. Ce fût ta dernière guerre. A bientôt l’ami ».

Ce scandale a obscurci la fin de vie de ce grand reporter trop méconnu qui, avec philosophie, affirmait sur Facebook « J’ai eu la vie dont j’avais envie » et ne semblait rien regretter.

Nous, les passionnés de photojournalisme, nous regrettons de ne pas voir ses archives photo et nul doute que ses confrères et moi-même feront tout pour que son fils les récupère. A bon entendeur salut.

Michel Puech

 

[i]Page 22 in 40 ans de photojournalisme. Génération Sipa de Michel Setboun et Sylvie Dauvillier. Editions de La Martinière 2012

 

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