Pour la première fois en Allemagne, le KW Institute for Contemporary Art accueillait les œuvres de Pia Arke (1958-2007), figure importante de l’art inuit-danois. Alors que le Danemark a maintenu le Groenland sous domination coloniale pendant plus de deux siècles, façonnant les perceptions occidentales de l’île et de ses habitants à travers un prisme exotique, le travail de cette artiste est profondément impregné par ce double héritage. Photographies, collages, écrits et installations explorent les tensions d’un passé colonial complexe, offrant une réflexion subtile sur l’exil, l’identité et la mémoire.
Un grain noir épais, brouillé… Les paysages groenlandais de Pia Arke sont marqués par une texture à la fois brute et onirique. Pour les immortaliser, l’artiste a construit une camera obscura – présente lors de l’exposition – dans laquelle elle s’immerge et où son corps nu épouse les courbes du paysage photographié. Sa présence est alors suggérée, devinée, imprégnée. Une fusion entre corps et territoire, un acte de réappropriation où Arke fait partie de ce territoire, en opposition aux récits visuels coloniaux.
Le corps féminin a une place prépondérante dans le travail d’Arke qui l’inscrit dans une analyse socio-coloniale, dans un contexte où les femmes autochtones étaient objectifiées par le regard occidental. Dans The Three Graces, Arke se met en scène aux côtés de sa cousine et d’une amie, posant habillées de vêtements modernes, plutôt masculins, tenant dans leurs mains des objets inuits artisanaux. Les trois femmes, sérieuses et inexpressives, détournent les codes des photographies ethnographiques, rappelant que l’image de la femme inuite a été façonnée par un regard voyeur et dominateur. Par cette mise en scène concrète, Arke revendique leurs corps comme un espace de pouvoir.
Cette exploration de l’intimité est particulièrement forte dans la série où Arke capture son amie Susanne Mortensen, qui a subi une mastectomie. Photographiée nue, Mortensen apparaît dans toute sa force et sa fragilité, défiant les standards esthétiques qui réduisent le corps féminin à un idéal, loin de la réalité. Cette série de Arke résonne comme un hommage au corps marqué par la vie, un corps féminin résilient qui refuse de se plier aux attentes d’un regard colonial et patriarcal, jusqu’à en faire un espace de mémoire et de vécu.
Dans Arctic Hysteria IV, Arke a travaillé directement à partir d’images d’archives coloniales où les femmes inuites sont présentées nues et sexualisées. Arke juxtapose ces clichés avec ceux des explorateurs masculins équipés pour affronter le grand froid nordique, exacerbant l’objectification et la violence implicite du regard colonial. Un procédé visuel qui met en évidence comment les femmes colonisées furent réduites à des objets d’exotisme, des représentations figées et stéréotypées. En inversant ce regard, Arke a redonné une voix à ces corps, les faisant acteurs d’une histoire qui leur a longtemps été confisquée.
Les travaux de Pia Arke ne se contentent pas d’observer les mémoires coloniales, mais les interrogent et les défient. À travers la réappropriation de son corps et de ses racines, Arke nous invite à réfléchir aux rôles que le médium photographique et les récits coloniaux jouent dans la construction de l’identité.
L’exposition berlinoise était accompagnée de la monographie Pia Arke, éditée par la John Hansard Gallery et le KW Institute for Contemporary Art, regroupant une large sélection d’œuvres de l’artiste.
Noémie de Bellaigue