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José Maria Sert, L’envers du décor

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L’expérience de la photographie telle que vécue par José Maria Sert – peintre muraliste espagnol installé à Paris dès 1900 – fut celle d’un constant compagnonnage, bien que l’on ne dispose d’aucune information sur sa première rencontre de l’outil et du medium, ni sur le moment où se détermina sa volonté à en exploiter la capacité de transfert du réel à l’imaginaire, du prélèvement sur le vif à son interprétation plastique. De même on ignore comment s’est opéré le saut d’une simple commodité imagière mémorielle à l’authentique méthode de travail dont la conception expresse pour la prise de vue de poses et de mises en scène est la preuve, et ce qui favorisa la mue des épreuves de brutes à élaborées ou retravaillées, on ne peut que constater l’ultime basculement de sa photographie d’étape intermédiaire à fin en soi. L’ivresse des formes sous l’emprise de la seule photographie s’impose, librement concentrée sur un petit format autonome a contrario de l’échelle murale et des contraintes de lieux, et ce peintre familier de la grisaille, mais qui avait le culte de l’or, jouit pleinement des privilèges de la photographie : lumière, ombre et gris infinis.

Çà et là l’anecdote rapporte la présence permanente d’un appareil accroché au cou de Sert lors de ses multiples voyages en Italie, Russie, Pays Nordiques, Afrique, Chine, Amérique… sans qu’il ne l’ait jamais tourné vers la sphère de l’intime ou la fabrique de souvenirs, cela ne l’intéressait pas ; son but était de se provisionner en modèles d’inspiration, en motifs à recycler dans ses peintures murales : arbres, panoramas, animaux, eau, foules, quand il ne s’agissait pas de pèlerinage aux sources de l’art classique, sculptures et éléments urbains anciens, qu’il révérait.

Quant à sa pratique intensive de la photographie en atelier, c’est la chambre secrète dont on ne connaît pas davantage les usages ni les postes de responsabilité dans le maniement technique, alors que son absolue gouvernance par l’œil du maître est évidente. Comme en peinture il n’y a qu’un seul créateur, l’assistanat ne signifiant pas œuvre collective.

Sert serait-il un cas d’école ? Peintre, célébrissime en son temps, dont les officiels tout comme l’aristocratie de rang et d’argent s’arrachaient les décors aux quatre coins du monde, depuis tombé dans l’oubli, voire recalé à l’épreuve de la modernité, c’est par son œuvre photographique qu’il trouve de nos jours une renaissance inattendue et un nouveau positionnement dans l’histoire de l’art.
C’est à cette révélation que Michèle Chomette s’est attachée dès la découverte qu’elle fit au début des années 80 des études photographiques de José Maria Sert, et c’est ce paradoxe que le public, la critique et l’institution pourront pleinement apprécier au Printemps 2012 grâce à trois expositions, qui feront la part belle à sa méthode de travail et à la clef essentielle qu’y incarne la photographie en innervant son œuvre picturale de 1900 à 1945 :
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« Le Titan à l’œuvre » au Petit Palais, Musée des Beaux-Arts delaVille de Paris, 8 mars – 5 août « L’envers du décor – un peintre à l’épreuve de la photographie » à la galerie, 14 mars – 12 mai « D’un palais à l’autre, entre photographie et peinture » stand E12 à Art Paris, 29 mars – 1er avril
Il serait simpliste de considérer qu’il s’agissait de photographie appliquée à la peinture, au sens ordinaire du terme, sauf à dire – tellement appliquée à la peinture qu’elle venait faire corps avec elle ; le report des études photographiques au mur, quelle que soit l’échelle finale, gouvernait les dépôts pigmentaires afin d’en incorporer tous les éléments d’un motif à l’autre : de la posture acrobatique d’un corps masculin au déplié d’une aile ou à l’armature d’un bateau, du tombé d’un drapé aux vagues de chair d’une cuisse de bébé, d’un amas de croupes bovines à l’entassement ascendant d’un cortège d’évêques ou à la chute des marchands chassés du Temple ; et aussi, plus allégoriquement, d’une lutte sportive à une charge guerrière, de la fantaisie orientaliste à la célébration de l’industrie moderne, de la représentation symbolique des grands principes de l’humanité (la Justice, la Force, la Paix) aux épisodes de la Bible. Ces provisions graphiques étaient extraites une à une – et répétitivement, du menu des mises en scène auxquelles Sert contraignait le corps de ses modèles (en général ses assistants), de ses mannequins de bois articulés ou de ses santons napolitains flexibles en fil de fer et étoupe, en des chorégraphies, très souvent aériennes, appuis ou déséquilibres provoqués par des objets quotidiens insolites combinés avec des maquettes sur le théâtre secret dressé dans l’atelier. Ce décalque osmotique est tel que l’on pourrait plutôt affirmer à propos de Sert que sa peinture est expliquée par la photographie : si on désassemble ses compositions touffues, zone par zone, motif après motif, c’est la photographie qui vient faire l’exégèse de la peinture, c’est elle qui est la clef qui ouvre et enrichit l’appréhension de l’œuvre peinte quels qu’en soient la facture, le style, les conventions esthétiques, les thèmes et la finalité.

Ce copier-coller ne s’opère pas directement de la nature à la peinture, d’autant que la première n’offre que rarement les exemples que José Maria Sert recherche, tout au plus des pistes que son appétit de démesure à l’échelle murale va métamorphoser. Par contre il fonctionne parfaitement de la photographie à la peinture à condition d’inventer pour la prise de vue des poses, des scènes et des dramaturgies complexes et fouillées où tout est mis sous tension, sous torsion, et ainsi obtenir des images photographiques improbables. Et c’est là un second paradoxe : ces photographies d’échelle réduite (9x12cm à 24x30cm) deviennent matrices que le geste pictural doit respecter de A à Z en les transférant à de gigantesques proportions. On peut donc considérer que la peinture tient lieu d’agrandissement à la photographie.

Or la photographie recèle bien des propriétés spécifiques inutiles, inexploitables dans l’œuvre peinte, elles sont pourtant traitées par Sert, à la prise de vue et au tirage, comme s’il s’agissait d’une production de photographie en tant que fin en soi. Ce double statut de la photographie chez cet artiste est un cadeau des dieux, c’est par la force de ses apanages auxquels Sert n’a pu échapper qu’elle a reconquis sa libre autonomie – alors qu’il l’avait empruntée comme servante de sa peinture – et son pouvoir intrinsèque de fascination. Des cadrages à l’emporte pièce où l’oblique règne, des plongées ou contreplongées d’une audace folle, des charges de noir profond, des grisés presque blafards encore accentués par certaines techniques d’effacement chimique, une énergie mouvante d’ombre et de lumière, toutes ces caractéristiques ne relèvent que de la photographie mais trouvent ici une emphase qui n’appartient qu’à Sert.

L’autre voie d’échappée belle de la photographie, de loin la plus importante, est ce qui est donné à voir pour n’être vu que dans les études photographiques : les hors-champ de la peinture, l’envers du décor : par exemple le contexte de l’atelier autour de ce qui fait l’objet de la prise de vue (le motif destiné à être peint) avec un assistant qui soutient la pose du modèle, ou même, et cela a permis de recomposer une séquence de vie extraordinaire en onze images, la nounou qui console le bébé poseur en lui donnant le sein, avec des esquisses ou des toiles déjà peintes à l’arrière (précieuses présences pour dater les photographies). Et surtout on a la vision intégrale du plateau d’action, les praticables, la machinerie, les poulies, les barres de suspension des mannequins ou les piques qui fixent la pose des santons. Tous ces accessoires, souvent de bric et de broc, règnent en maîtres dans l’image photographique, ce sont eux qui la structurent et en qualifient la valeur esthétique, proche parente des inventions expérimentales ou de celles du surréalisme. Marqués au sceau – must plastique à nos yeux – de réserves blanches laissées par les punaises de fixation du papier sous l’agrandisseur aux angles des tirages, ces objets bruts d’atelier exhalent leur aura d’époque, pièces uniques, manipulées plutôt sans égard, souvent géométriquement griffées d’une mise au carreau et retravaillées au pastel noir, blanc, rouge ou bleu pour accentuer les lignes de force.

Autant de perdu pour la peinture, autant de gagné par la photographie !

Michèle Chomette

José Maria Sert (1874-1945)
L’envers du décor
un peintre à l’épreuve de la photographie :
Études 1900-1945
Exposition personnelle 14 mars – 12 mai 2012

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