Pour marquer le prix Lifetime Achievement Award décerné à Elizabeth Avedon par le Griffin Museum of Photography de Winchester, L’Œil de la Photographie réédite ses meilleures interviews publiées parmi nos pages. L’entretien qui suit, conduit auprès du photographe Joel-Peter Witkin, remonte au 12 mars 2012.
Joel-Peter Witkin est né en 1939 à Brooklyn, New York. Il est désormais basé au Nouveau-Mexique, à Albuquerque. On peut estimer qu’il se trouve à l’apogée de sa carrière. Ce mois-ci, son exposition Heaven or Hell débute à la Bibliothèque Nationale de France, en parallèle à History of the White World, un parcours dédié à ses œuvres les plus récentes et présenté dans une galerie parisienne.
Extrait de sa monographie The Bone House, publiée par Twin Palms Publishers :
« Cela commence avec mes tout premiers souvenirs conscients. J’avais six ans et c’était un dimanche. Ma mère allait nous emmener à l’église, mon frère et moi, et nous descendions l’escalier de notre immeuble. Alors que nous traversions le hall d’entrée, nous avons entendu un choc terrible et assourdissant, mêlé de hurlements et d’appels à l’aide. C’était un accident de la route. Il impliquait trois voitures, qui transportaient chacune leur famille. Dans la confusion qui a suivi, je me souviens, j’ai lâché la main de ma mère. J’ai vu quelque chose sortir en roulant d’une des voitures retournées. La chose s’est immobilisée contre le bord du trottoir où je me tenais. C’était la tête d’une petite fille. Je me suis penché pour toucher son visage et lui demander – mais presque aussitôt, quelqu’un m’a ramassé et emporté. Cet épisode aurait pu me détruire et me rendre insensible. Au lieu de ça, j’ai choisi d’accepter cette blessure et d’aller de l’avant, parce que ma volonté est plus forte que la mort, plus forte que le désespoir de ce moment. Ce premier moment de vécu conscient et visuel a laissé son empreinte. »
En octobre dernier, nous explique Elizabeth Avedon, j’ai eu une conversation très intéressante avec Witkin, qui se préparait à partir pour Paris et travailler sur ses deux expositions. J’ai appris énormément de choses sur lui, à la fois sur ses excentricités et son génie. Je retranscris ici la teneur de notre entretien.
C’est Elizabeth à l’appareil, je ne vous dérange pas ?
Pas du tout, c’est parfait parfait parfait ! Je reviens tout juste de Bogota. J’ai passé deux jours à traiter toutes mes pellicules. Je le fais toujours moi-même. Et maintenant, je vais prendre une nouvelle journée à faire les planches contact et évaluer les négatifs que je veux imprimer. Alors vous tombez très bien.
Je fais de la photographie d’histoire, un peu comme les peintres des xiiie et xixe siècles faisaient de la peinture d’histoire (c’est un genre pictural qui se définit par le sujet plutôt que le style artistique et qui dépeint un moment d’une histoire narrative plutôt qu’un sujet statique tel qu’un portrait – allez donc consulter la page [en anglais] de Wikipedia). Dans le cas présent, j’ai fait une photographie à Bogota qui concerne l’histoire de la croix et celle de la photographie. Elle s’appelle « Poet and Muse ». Pour la Muse, j’ai trouvé des vraies jumelles, des femmes d’une quarantaine d’années qui se ressemblent comme deux gouttes d’eau. À Albuquerque, avant de partir à Bogota, j’ai dessiné un pont qui les relie à la hanche. Donc, pour le dessin comme pour la photographie, ce sont des sœurs siamoises. Elles parlent au Poète. Il se trouve que ce dernier est le Laurence Olivier des acteurs bogotanais. Il est fabuleux. On dirait un Christ très vieux. Il a de l’arthrose. Il était parfait. Tout simplement parfait. Sur sa tête, je lui ai posé une couronne qui ressemblait à une couronne de Noël. Je l’avais trouvée aux puces à Albuquerque – j’y vais tout le temps. Et quand je suis arrivé à Bogota, je lui ai fabriqué une espèce de prothèse pour son bras.
Vous alliez acheter des sous-vêtements pour Jésus et on vous a dépouillé en chemin. C’est vrai ?
Oui ! (grand éclat de rire) L’incident m’a vraiment déprimé. Ça m’était déjà arrivé à Paris et à Rome. Mais je voyage énormément, ce qui signifie qu’en fin de compte, ce genre d’incident n’est pas si fréquent. Par chance, on ne m’a jamais fait de mal. J’étais installé dans un quartier agréable mais à quelques rues de là, le mal et l’agitation bouillonnaient. Je ne suis pas sorti de tout le séjour, sauf deux fois pour aller à la messe du dimanche quand j’en ai eu le temps. Le restant du temps, j’étais accompagné par des gens avec qui je travaillais. Ils me trouvaient des taxis et parlaient espagnol pour moi. La raison pour laquelle on m’a dépouillé ce fameux jour, c’est qu’un escroc m’a demandé son chemin. J’ai répondu en anglais, et voilà. Terminé.
Parlez-moi de votre prochaine exposition à la Bibliothèque Nationale de France ?
Elle démarre le 15 mars – pour les Ides de mars. Elle comporte quatre-vingt-quinze tirages sélectionnés pour leurs références historiques par Anne Biroleau, commissaire de l’exposition et conservateur en chef au département des Estampes et de la photographie. Je vais travailler avec elle à Paris pour choisir les images qui vont mettre en avant mes photographies. À la BNF, ils ont une des plus grandes collections d’estampes et de photographies du monde entier. Alors pour en trouver qui soient en lien avec mon travail, je vais chercher parmi des œuvres de Dürer, Picasso, Léger, Mack Beckham et des tas d’images méconnues que je n’ai jamais vues.
Il semblerait qu’avec vous, tout commence avec un dessin.
Je démarre systématiquement avec un dessin. C’est fondamental. Et d’ailleurs, Man Ray le faisait souvent, lui aussi. Je pense que c’est naturel, quand on s’implique. Parce qu’en photographie, les choses se passent si vite qu’il faut se tenir prêt à tout changement de réalité. Pas la sienne, mais celle des personnes qu’on photographie, selon ce qu’ils sont en train de faire et comment cela se situe par rapport au travail qu’on a engagé. Oui, j’ai toujours dessiné d’abord.
Ma vie et mon travail sont indissociables. Naturellement, il m’arrive d’être déçu par mon travail, mais ce n’est pas l’œuvre qui est décevante. C’est que moi, je n’étais pas consciemment prêt à aller là où m’emmenait cette réalisation, à suivre l’idée qui la guidait. Je me donne à fond. Si une image ne fonctionne pas, j’y retourne pour l’éradiquer et la reconstruire. Et ça marche plutôt bien.
Je suis un être profondément heureux. Je crois pourtant que les gens me prennent pour un genre de monstre, à cause de mon âge et de la fragilité de la vie. Je suis d’une nature intensément poétique et sincère. Je veux apporter ma contribution à la vie et à la qualité de la vie. Je veux faire baisser le mal et augmenter les chances pour le bien. Pour moi, c’est ce que tout artiste veut faire, qu’il en soit conscient ou non.
C’est donc ça, le message qui sous-tend votre travail ?
Je crois que oui. Nous vivons à l’ère du relativisme, où tout est « politiquement correct ». Si c’est sympa, si ça nous donne du plaisir, alors on fait. Moi, je ne suis pas d’accord parce que si on est tueur en série, même si ce qu’on envisage nous fait plaisir, personne ne peut dire « allez, on fait » ! (nouvel éclat de rire) Il y a un laisser-faire dans nos décisions d’ordre moral. Je travaille sur l’imagination morale. J’ai une raison de créer et une façon bien précise de m’introduire dans le contexte historique. Je ne suis pas forcément en opposition avec les anti-cléricalistes – ils sont libres de l’être, tout comme je suis libre d’avoir une âme religieuse. Nous devons vivre et aimer ensemble. On arrive à un point dans sa vie où on sait ce qu’on fait. On sait ce qu’on est, ce qu’est notre objectif dans la vie, à quoi on veut contribuer, et on va de l’avant. On a une présence, une philosophie, et pour certains, une raison théologique de vivre et de travailler.
Parlez-moi de votre rencontre avec Edward Steichen.
Je devais avoir seize ans et je travaillais avec un Kodak Pony et de la Kodachrome.
Était-il Directeur de la Photographie au Museum of Modern Art, à ce moment-là ?
À l’époque, la structure n’était pas entièrement sous l’aile du Museum of Modern Art. Il travaillait au sein ce qu’on avait baptisé The People’s Art Center. Ce centre des arts populaires était rattaché au MoMa. La collection des estampes et des photographies se trouvait dans ce bâtiment.
Je me trouvais là et la secrétaire de M. Steichen était Grace Mayer. C’était une petite femme juive absolument adorable. Elle était de la famille Metro-Goldwin-Mayer, et n’était donc pas obligée de travailler. Puisqu’elle adorait l’art et tout particulièrement la photographie, elle travaillait là en tant que bénévole. Elle était vraiment gentille avec moi. Je me suis assis devant elle et j’ai dit « Je m’appelle Joel Witkin. J’ai des choses à montrer à M. Steichen ». Je lui ai donné ma petite boite de diapositives 35 mm. J’en avais choisi 20.
Ensuite, M. Steichen est entré. Je l’ai reconnu à partir de photos que j’avais vues de lui comme officier de la Navy pendant la Seconde Guerre mondiale. Il a pris les diapos et les a emportées. Je l’ai vu les examiner avec sa boîte lumineuse et ensuite, il est ressorti de son bureau. « De qui est ce travail ? » a-t-il demandé. J’ai répondu que c’était de moi. « Je croyais que vous étiez coursier », a-t-il fait remarquer. « En effet, je suis un genre de messager, mais c’est bien mon travail ». Il a choisi une photo, une image abstraite que j’avais prise à Boston, puis il a dit « j’organise une exposition qui s’appelle ‘Chefs d’œuvres photographiques de la collection du musée’ ». Il trouvait toujours des titres un peu grandiloquents. Puis il a fait tirer ma photo. Je suis allé à l’ouverture avec mon frère. C’était une manifestation extraordinaire.
Propos recueillis par Elizabeth Avedon
Elizabeth Avedon est commissaire indépendant, et conçoit des expositions ainsi que des livres. Elle est également écrivain, spécialisée en photographie.
L’exposition Heaven or Hell de Joel-Peter Witkin a été présentée à la Bibliothèque Nationale de France / BnF Richelieu, 5, rue Vivienne, Paris, Galerie Mansart, jusqu’au 1er juillet 2012.
Le parcours History of the White World/ Exposition Histoire du Monde Occidental : Photographies de Joel-Peter Witkin a été exposé à la Galerie Baudoin Lebon du 28 mars 2012 au 19 mai 2012.