Je l’imagine assis à sa table au Café de Flore, observant les gens – en particulier les femmes. « Je vis, avec toutes les femmes qui passent, écrit-il dans ses mémoires, des amours complètes et brèves. Quand je les aperçois, au loin, et que leur silhouette me plaît, c’est immédiate- ment le début de notre idylle. Plus elles s’approchent, et plus je les aime. À dix mètres, c’est la passion, à six, la jalousie douloureuse, à quatre, je n’en puis plus, ce sont déjà les déchirements de la rupture, et lorsqu’elles me croisent, enfin délivré et détendu, je peux leur sourire calmement, elles sont devenues des amies, et nous pouvons échanger le clin d’œil complice de ceux qui ont partagé bien des choses ensemble et qui se souviennent. »
Les années soixante-dix inaugurèrent un nouveau chapitre dans la société et dans la vie de Sieff. Il avait regagné Paris et vivait avec Barbara Rix, un mannequin avec qui il avait travaillé naguère. Le monde était en effervescence. La ferveur vibrante des années soixante connaissait son premier revers : la mentalité hippie, gaie et insouciante, laissait place à un sentiment de crise et de rébellion qui faisait chavirer les règles. Jeanloup Sieff observa les changements depuis sa table du Flore. Puis, comme à son habitude, il décida de fêter le début de la décennie par un geste iconoclaste : il photographia Yves Saint Laurent nu. C’était un acte scandaleux et contemporain : la modernité dénudait un corps masculin. De nouveau il nous sidéra en nous livrant un autre portrait, entièrement vêtu celui-là, jusqu’au nœud papillon (page 101). En matière de mode (et de société), les années soixante-dix se révélèrent indissolublement liées à une synthèse des sexes, qui s’exprima d’abord par l’adoption presque unanime du pantalon et l’affirmation de la féminité séductrice.
Paradoxalement, le symbole de libération jubilante que l’on appela minijupe ouvrit la voie à de nouvelles représentations du corps féminin dans l’espace public. La réussite d’une femme ne se mesura plus à la hauteur d’un ourlet, qui déployait désormais une géométrie très variable. À Paris, les femmes découvrirent le caractère androgyne du smoking. À New York, elles affichèrent leur silhouette dans une robe portefeuille qui épousait le corps. Helmut Newton et Guy Bourdin jouèrent avec l’hyper sexualisation des corps et la création d’un style photographique ouvertement sexy, suscitant la fureur des féministes à qui l’ironie de la posture avait échappé. Le message de Newton était sans ambiguïté : les femmes sont des objets – les femelles alpha du futur. Jeanloup Sieff, cependant, choisit une perspective différente, ni contraste ni réaction, mais additionnelle. Il exploita les possibilités d’un classicisme intemporel pour élaborer une esthétique aussi élégante que difficile à dater. Il construisit son propre monde visuel – un monde qui n’est pas immédiatement perçu, mais arrive sur la pointe des pieds. Sans bruit mais avec un style d’emblée reconnaissable, Sieff subvertit la conception linéaire du temps, qui avait jusqu’alors défini la mode, par un autre geste (presque) transgressif. Sa photo d’une robe de la collection « 40 » de Saint Laurent, dont l’allure rétro scandalisa les Parisiennes, ne marqua pas seulement l’amorce d’un courant universellement accepté aujourd’hui (l’interprétation du langage de la mode par un réexamen de la grammaire du passé) : elle a lancé aussi une nouvelle esthétique intemporelle que Sieff a explorée durant toute la décennie. Comme si, alors que l’imagination collective naviguait sans carte, il avait décidé de jeter l’ancre, indifférent à un horizon incertain mais attentif à la traversée et y prenant plaisir. On pourrait croire à une forme de nostalgie – Jeanloup Sieff se qualifiait volontiers de nostalgique –, mais ce
serait réducteur. Sans doute voulut-il fuir, plutôt, la frénésie de ces années et la succession de styles, de lubies et de poses qui ont vu cohabiter, en une décennie seulement, le mouvement hippie et la génération punk, le souci de l’environnement et la fureur du « no future ».
Avec son ami Jacques-Henri Lartigue, il présenta aux Rencontres d’Arles une suite d’images joyeuses et nostalgiques. Tous deux cultivaient une vision particulière de la photographie : elle était pour eux une source de plaisir pour celui qui la pratiquait, mais aussi une recherche du temps perdu. De fait, Sieff se fit aussi éditeur et publia les livres de trois amis photographes – Duane Michals, Martine Franck et Robert Doisneau –, à qui il donna carte blanche. Même ses nus célèbres de l’époque expriment une délicatesse et une légèreté plus en harmonie avec les Années folles qu’avec la liberté affichée des années soixante-dix. Son style, sans la moindre surcharge, est identifiable d’emblée : un blanc et noir incisif, des contrastes précis, un éclairage parfait. Cartier-Bresson parlait du moment décisif. « Je pense que l’éclairage décisif est essentiel dans une photographie », disait-il. De toute évidence, la composition harmonieuse d’un certain espace ou, simplement, l’utilisation de l’espace se révélaient tout aussi essentielles, de même que la position des corps à l’intérieur de cet espace dans une sorte de danse immobile, sinueuse, élégante. Il est significatif que le premier amour de Sieff ait été le ballet et qu’il ait souvent photographié les danseuses de l’Opéra de Paris. Leurs corps, ainsi que la grâce et la fluidité de leurs mouvements, le fascinaient. Ses photographies attestent qu’il conservait le souvenir de ces images : des chorégraphies invisibles cristallisées dans la pureté d’un geste.
Dans l’imagination collective, les années soixante-dix représentent une période d’accumulation : de styles, d’idées, d’images et de couleurs. Jeanloup Sieff, lui, travaillait par élimination. Le décor est réduit au strict minimum, l’éclairage calibré jusqu’à obtenir une perfection presque irréelle, et le corps s’impose dans sa simplicité la plus totale et la plus absolue. Sieff effectua un choix esthétique qui énonçait une déclaration importante : il opta pour la liberté de montrer une beauté transcendant les canons esthétiques de ces années-là. Il continua de nous stupéfier par des images dont la simplicité n’était qu’apparente. Dans cette décennie de confusion, Jeanloup Sieff a créé un monde d’unité et d’harmonie. Il ne photographiait pas la mode comme elle était ni comme elle aurait dû être, mais semblait agencer des éléments dans une nouvelle narration socio sensuelle. De fait, dans les années soixante-dix, il centra son intérêt sur des torses vus par-derrière et, en particulier, sur le « derrière » (pages 114, 116-117). Dans l’un de ses derniers entre- tiens pour Libération, Sieff disait : « Le derrière est la partie du corps que je préfère. C’est parce que je suis un nostalgique né et que le derrière conserve les souvenirs : il fait face au passé et ne se soucie pas d’un futur incertain. »
Je crois volontiers que le moment préféré de Sieff, lorsqu’il était assis à sa table du Flore, se condensait dans la fraction de seconde où la femme qu’il observait allait disparaître à l’angle de la rue. Une fois qu’elle était hors de vue, il pouvait savourer le charme de la nostalgie, non pas celle de cette femme, mais celle d’un sentiment singulier, indéfinissable, qui la rendait exceptionnelle et éternelle à ses yeux.
Franca Sozzani