Une construction singulière du temps, la lumière, la distance choisie, tels sont les éléments fondamentaux qui produisent les images photographiques et les rendent intelligibles. En apparence tout au moins. On oublie trop souvent ces fondamentaux et il n’est jamais inutile d’y retourner avant de regarder les photographies elles-mêmes.
Le temps, par exemple. Saisissant quelques centièmes de seconde, le photographe les voue à une éternité qui connaîtra des moments d’intensité plus ou moins grande et, comme l’a bien souligné Roland Barthes, une permanence qui signifie en même temps que l’instant de la prise de vue est à jamais enfui et ne saurait jamais revenir. Pourtant les formes imprimées sur le papier et qui sont la trace de ce qui exista face au photographe puisque, pour qu’il y ait photographie, il faut que “quelque chose”, dans le monde en trois dimensions l’ait précédée, sont susceptibles de réveiller des souvenirs, de réactiver la mémoire. Roland Barthes, encore lui, l’a merveilleusement écrit en évoquant dans La chambre claire le portrait photographique de sa mère récemment disparue.
J’ai passé mon enfance, entre l’âge de cinq et onze ans, puis beaucoup de mes vacances, en Ariège, à Boussenac, hameau du canton de Massat, en plein Couserans. Et j’y retourne aussi souvent que je le peux. Les hasards de l’âge font que Jean Dieuzaide – qui signait encore Yan à cette époque – a photographié cette région, qu’il aimait profondément, au temps de mon enfance, dans les années cinquante à soixante-dix. Elles réveillent en moi nombre de souvenirs et j’ai le sentiment d’y retrouver des visages familiers, des activités que j’ai pratiquées ou vues ou accompagnées.
Au moment de la prise de vue, ces photographies étaient un témoignage, généreux, sur les activités du monde rural auquel Jean Dieuzaide rendit toujours hommage, d’Espagne en Occitanie ou au Portugal. Puis, assoupies, elles sont restées dans les archives. Réactivées aujourd’hui par de nouvelles utilisations, en exposition ou en livre, elles deviennent des documents et posent cette question récurrente depuis les débuts de l’image argentique : “Quand le document devient-il oeuvre d’art ?”.
En Ariège, territoire qu’il parcourt avec un évident plaisir et une inlassable curiosité, Jean Dieuzaide développe des éléments qui sont présents dans bien d’autres aspects de son travail et sur d’autres territoires qu’il a pu explorer. L’on pourrait même lire, en Ariège, les différentes directions – ou tentations – d’une oeuvre éclectique qui s’est construite en ayant encore en référence les pratiques de la génération de photographes qui l’ont précédé et qui n’étaient pas – pas encore – classés ou enfermés dans des spécialités.
Relation à l’histoire et documentation dans une tradition qui était encore celle de la presse illustrée avec tout le travail sur Rimont détruit – valeur du témoignage et de la constitution de la mémoire – puis sur la reconstruction du village martyr pour bien signifier la nécessité du suivi et de la cohérence mémorielle. Jean Dieuzaide est aussi le photographe qui avait documenté en 1944 la Libération de Toulouse et réalisé le premier portrait du Général de Gaulle à son retour en France. Celui qui pouvait, sans se penser “reporter”, collaborer avec la presse et publier dans Paris Match, puis dans Life, les photographies du couple de funambules les “Diables Blancs” se mariant sur un fil au-dessus de la Place du Capitole.
Et, pendant ce temps, réaliser des travaux de commande plus commerciaux. En Ariège le paysage et ses ondulations soulignées par les variations de la lumière, les portraits des paysans ou des artisans, les grottes avec leur mystère, leurs bisons préhistoriques et leur ouverture sur les vallées, châteaux, donjons, tours, églises et villages photographiés souvent depuis le petit avion, qu’avait rêvé de piloter celui qui fut happé par la photographie, déclinent les possibles d’un photographe avant tout curieux de connaître puis de mettre en forme le monde dans lequel il vit. En noir et blanc, au carré, avec précision et sensibilité, sans faire d’effets, en trouvant la distance juste qui permet le partage.
C’est cette idée du partage, avec les paysages et les habitants du Couserans d’aujourd’hui comme, par delà le temps, avec Jean Dieuzaide, que Patricia Lefebvre a poursuivie pour créer des diptyques faisant dialoguer les lumières.
“Être photographe ? C’est aller à la découverte. C’est voir et montrer des choses étonnantes ou rares. Mais ce que l’on ne sait pas, c’est que l’étonnant ou le rare sont souvent dans la simple banalité du quotidien.” disait Jean Dieuzaide. Pour lui c’est vrai, en Ariège comme ailleurs.
Christian Caujolle
Commissaire d’exposition indépendant, journaliste, écrivain
L’Association Jaipat présente “2021 : de Yan à Jean Dieuzaide”, projet artistique et culturel autour de l’œuvre de Jean Dieuzaide, proposé à l’occasion du centenaire de sa naissance (20 juin 1921) en collaboration avec Michel Dieuzaide et Le Fonds Photographique Dieuzaide de la Mairie de Toulouse.
Avec, en résumé :
– 15 JUIN : Publication du livre « ARIÈGE, TERRE D’IMAGES » de Jean Dieuzaide et Patricia Lefebvre – Préface Christian Caujolle (128 pages)Ed JAIPAT:imp ESCOURBIAC
– Du 19 JUIN au 26 SEPTEMBRE : Aux pays de Jean Dieuzaide – Expositions au Château de Seix (09) et dans le village (en partenariat avec le Zoom Photographique 2021, l’ADECC, le Pôle Culture Patrimoine Couserans-Pyrénées et les Estivales de Lagorre)
– Du 1er OCTOBRE AU 6 NOVEMBRE : « Natures mortes ? » – Exposition au Temple des Bordes-sur-Arize (09) en partenariat avec LES ABATTOIRS MUSÉE FRAC OCCITANIE-TOULOUSE
– Et en permanence depuis 2013 « LA ROUTE DIEUZAIDE », parcours photographique permanent en plein air en Couserans composé de 30 images de Jean Dieuzaide des années 1950/60.