Le temps des Copains 1970-1973
Lorsqu’un petit groupe de passionnés, réunis depuis la veille dans la cité des Alyscamps, pénètre en ce milieu d’après-midi du 1er juillet 1970 au Musée Réattu pour y découvrir ce que la plupart d’entre eux n’ont encore jamais eu l’occasion de contempler, une collection de tirages originaux d’Edward Weston, aucun d’entre eux ne se doute que démarre là une aventure qui va bouleverser le paysage photographique français et faire d’Arles ce lieu magique, la future capitale de la photographie mondiale.
Greffée sur le festival multidisciplinaire d’Arles – l’un des plus vieux de France – la photographie va générer ce que le programme officiel qualifie déjà de fête de l’image. Modeste cette année mais déjà prestigieuse – l’exposition Weston, composée d’originaux, en partie prêtés, en partie offerts, par Jérôme Hill, en est la preuve – la place de la photographie va être, pendant trois jours, multiple et vivante. Cette initiative, sans précédent, en France, est née de l’idée commune de deux arlésiens nouvellement entrés dans le Comité du festival, Lucien Clergue et Jean Maurice Rouquette, conservateur du Musée Réattu, et d’un arlésien d’adoption Michel Tournier écrivain, par ailleurs producteur avec Albert Plécy de la série d’émissions télévisées « Chambre noire ». Trois hommes d’images, le premier photographe réputé, le second conservateur du seul musée français à présenter alors en permanence des tirages photographiques orignaux des grands photographes contemporains, le troisième réalisateur de la seule émission télévisée consacrée aux maîtres de la caméra, vont ainsi unir leurs efforts pour, avec l’aide de quelques amis du Comité dont son président Paul Geniet, montrer qu’en dépit de l’indifférence générale des pouvoirs publics du moment, la photographie existait avec suffisamment de force pour pouvoir générer un courant d’intérêt et d’émotion efficaces. Certes l’unanimité n’est pas immédiate…Ces projets en font sourire certains pour qui « la photographie n’est pas un spectacle » et qui affirment que ce genre de confrontation entre des auteurs et leur public « ne se prête pas au plein air et n’intéresse finalement que peu de personnes ».
Et pourtant ! Par la chaude et lourde soirée du 2 juillet, aux environs de 21 heures, la salle des mariages de l’Hôtel de Ville d’Arles connaît une inhabituelle animation. Une centaine de personnes installées dans la moiteur s’apprêtent à assister à la première et unique soirée publique. Rencontre au sommet entre trois personnages de premier plan de la photographie française du moment : Denis Brihat, l’ascète provençal, Jean Philippe Charbonnier, caustique et truculent et Jean Pierre Sudre, véritable alchimiste moderne, présentés par le brillant Michel Tournier. Autour de Clergue, une poignée de photographes venus des quatre coins de France pour apporter leur amitié et leur soutien à cette initiative risquée. Ces militants, ces activistes de l’image qui ont répondu présents à son appel forment ainsi un petit noyau de départ qui, soudé par des liens amicaux, va vivre la première étape d’une aventure étonnante. Pour la première fois, les images ont un visage et un contact charnel unit acteurs et spectateurs. Dans une ambiance surchauffée et étrangement magnétisée, un tonnerre d’applaudissements conclut la projection de la dernière diapositive.
Les copains pleins d’enthousiasme décident alors d’écrire au Président de la République, Georges Pompidou, pour lui demander d’offrir à la photographie la place qu’elle revendique fort justement. C’est Michel Tournier qui rédigera le texte co-signé par tous.
Encore confidentiel, noyé dans un programme varié qui mêle Comédie Française et récital Léo Ferré, Cocarde d’Or et Orchestre Philarmonique de Varsovie, ignoré bien entendu de la grande presse nationale, un embryon vient de prendre vie sur la route des vacances et des festivals du Sud de la France. Il est prometteur et devrait prouver qu’avec de petits moyens, une grosse puissance de travail et beaucoup de passion, la photographie est capable de briser l’anonymat dont elle souffre terriblement dans l’hexagone.
Le greffe a bien pris puisque l’été suivant, la petite bande, grossie au passage, effectue un premier bond : la soirée de confrontation entre deux photographes Edouard Boubat et Lucien Clergue aura lieu, cette fois, dans la cour intérieur du Musée Réattu. Dans le décor superbe quasi religieux de ce bel espace au calme à peine troublé par le vol silencieux de quelques chauves-souris, cent cinquante personnes assistent à la projection présentée de mains de maître par Michel Tournier. Le succès confirme l’excellence de la formule : installer une photographie vivante et personnifiée au milieu d’un public ravi de découvrir à la fois l’œuvre, l’auteur et de pouvoir dialoguer avec lui.
Si le Réattu peut annoncer la nouvelle extraordinaire du don de 57 dessins de Picasso au musée, il ouvre également ses portes au groupe de jeunes photographes californiens « Visual Dialogue», dont la confrontation avec le Groupe Libre Expression, animé par Jean Claude Gautrand, dont le but est de contester la photographie conformiste des « salons », est enrichissante. D’autant que le groupe français qui regroupe une vingtaine de photographes présente pour la première fois en France ses invités d’honneur aussi prestigieux ailleurs qu’inconnus ici : Jerry Uelsmann, Paul Caponigro, Heinz Hajek-Halke.. Une réunion de créateurs visuels purs qui prouve l’ouverture d’esprit des organisateurs.
France Culture, à l’écoute du festival, prête son antenne à la photographie. Autre innovation : la création d’un prix du livre photographique attribué à Bruce Davidson pour son ouvrage « East 100th Street ». Dans son communiqué, lu par Michel Tournier Prix Goncourt 1970, le jury conclut en regrettant la pauvreté de la participation des éditeurs français à cette confrontation.
C’est dans la même ambiance de fête et de joie que dans la cour du Réattu archibondée, un adolescent de 39 ans, Jean-Loup Sieff, rencontre un jeune homme heureux de 78 ans, Jacques-Henri Lartigue. L’élégance et la sophistication face à la naïveté fraîche et dynamique. Lartigue éblouit, virevolte, et véritable fusée porteuse, porte au zénith cette soirée du festival. L’humour, la vivacité, la mémoire de celui qui, dès 1904, à peine âgé d’une dizaine d’années, photographiait déjà les belles dames du Bois de Boulogne font florès. Sa joie de vivre est communicative. Comment ne pas partager avec lui ce grand éclat de rire étonné lorsqu’au cours du vernissage de l’exposition Atget, il affirme brusquement reconnaître aux côtés de son frère sur l’une des images du vieux photographe parisien réalisée au guignol des Tuileries en 1900. Ce succès de Lartigue apparaît comme un véritable pied de nez à l’Administration de la Bibliothèque Nationale qui refuse encore d’accorder à Jean Claude Lemagny les locaux et les moyens suffisants pour réaliser la première rétrospective parisienne d’un des plus grands photographes dont les expositions se multiplient au Japon et aux USA ! Au programme des expositions, Davidson lauréat du prix du livre 1971, Hiro super technicien de la couleur présenté par la revue Zoom et Lucien Clergue qui accroche ses photographies à l’Abbaye de Montmajour au grand dam du gardien, outré que des nus, fussent-ils ceux d’Aphrodite, osent pénétrer en ces saints lieux.
Les Rencontres marquent déjà suffisamment les esprits et drainent suffisamment de personnalités intéressantes pour qu’un colloque, « La Photographie et le Musée », soit organisé. Pendant trois jours, photographes et conservateurs vont tenter d’établir un rapport de synthèse sur l’action à entreprendre pour créer une véritable muséologie photographique qui, à part au Musée Réattu où une collection de photographies créée depuis 1965 et bien évidemment à la Bibliothèque Nationale, n’existe pas en France.
« La photo, dit l’un des participants, c’est la nouvelle chance des musées pour y ramener la vie qui les a quittés ». Doit-on admettre au Musée LA photographie ou LES photographes ?
Le premier point de vue est celui des conservateurs des œuvres, sur la documentation d’une époque. Le second est celui des photographes qui pensent que seul le côté didactique du musée peut rompre la force d’inertie isolant la photographie. « Il faut avant tout reconnaître la valeur sociale du travail de l’artiste, dit J.M Rouquette, sans toutefois négliger la nécessaire formation photographique des conservateurs ». Ce colloque, très suivi, s’achève par des conclusions rédigées en commun par les participants qui souhaitent se retrouver ici-même pour parler plus particulièrement de ces problèmes d’enseignement de la photographie.
La croissance et l’importance qu’ont su prendre les Journées Photographiques du Festival d’Arles se confirment : un public plus nombreux encore, la présence de photographes des plus réputés, la qualité et la réputation des personnalités présentes au colloque font que l’action commence à porter ses fruits ! Quand bien même certaines réticences se font encore entendre dans le microcosme photographique.
Qu’à cela ne tienne, les Rencontres Photographiques du Festival d’Arles 73 passent à une vitesse supérieure. Elles s’internationalisent et le budget atteint 40 000 Francs ( !). Jean Claude Lemagny présente en première soirée les invités américains : trois femmes photographes Immogen Cunningham qui vient de fêter ses 90 ans, Judy Dater et Linda Connor ainsi que Jack Welpott, Jerry Uelsmann et Lee Friedlander qui déchaîne les passions par son arrogance, ses pirouettes verbales tout autant que par ses images déconcertantes et pleines d’inventions. La cour du Réattu est désormais trop petite pour accueillir la foule des jeunes et moins jeunes spectateurs venus nombreux à la seconde soirée où se confrontent l’intarissable Fulvio Roiter le Vénitien « grand spécialiste de la couleur » et Jean Dieuzaide « l’athlète complet de la photographie » comme le présente Michel Tournier. Une soirée qui clôture ces 4èmes Rencontres en apothéose. Sur le plan des expositions, le magazine « Camera » présente, en accord avec la Photokina, l’ensemble « Séquences », une nouvelle intendance bien illustrée par Duane Michals, qui ne fait pas l’unanimité. Paul Strand, lauréat du prix du livre de l’année précédente, et les « Indiens d’Amérique du Nord » d’Edward Curtis, en revanche, sont couverts d’éloges.
Jean Claude Gautrand – Avoir 30 ans, Chroniques Arlésiennes
Éditions Actes Sud