Comment se fait-il que la photographie puisse émouvoir les gens aussi profondément ? Jan C. Schlegel en est capable. Son œuvre photographique est nue, pas uniquement au sens premier du terme.
Ce texte aurait pu avoir plusieurs intitulés. « Tatouages et subcultures urbaines » serait probablement le plus évident. « Des tribus africaines à la jungle urbaine » aurait pu en être un autre. « Trouver la solidarité dans la solitude » aurait aussi pu être une autre option. Ces nombreuses possibilités témoignent d’un artiste dont la capacité à susciter des émotions, raconter des histoires et de construire des récits est diverse.
Les titres les plus évidents sont rarement les meilleurs et l’art de Jan C. Schlegel est tellement fort que malgré ces nombreuses options, j’ai choisi de mettre d’utiliser l’outil de communication le plus direct et sincère que nous avons en tant qu’être humain : nos yeux, notre regard.
Selon le proverbe, le regard est le miroir de l’âme. Le pouvoir de notre regard est encore plus flagrant lorsqu’autrui nous regarde droit dans les yeux. C’est alors que l’on peut ressentir de l’amour ou de la peur… Notre regard est puissant dans tous les sens du terme.
Le choix du titre met en évidence la caractéristique la plus importante du travail de Jan C. Schlegel : sa capacité à regarder. Il fait cela d’une façon qui lui est propre. En tant que spectateur, nous sommes autorisés a entre-apercevoir le vrai visage caché derrière le masque. Ce sont ces masques qui rendent les modèles intéressant. Ils sont différents de par leur apparence.
Mais le titre parle aussi d’autre chose. Jan C. Schlegel a rencontré de nombreux êtres humains qui nous sont étranger de par leur culture ou parce qu’ils sont, à nos yeux, différents.
Dans la rue au quotidien, la plupart des gens les considèreraient comme bizarre ou même menaçant et éviteraient de se confronter à eux. La plupart aurait peur de leur adresser la parole ou de les regarder. Mais dans les photos de Jan C. Schlegel ces mêmes personnes nous regardent en face et une chose étrange se produit alors : malgré nos différences ils nous apparaissent comme quelqu’un à qui l’on voudrait parler longuement ou prendre dans nos bras.
Ce qui est étonnant c’est que les images de Jan Schlegel font disparaitre l’aspect menaçant de l’inconnu. Il est reconnu pour la qualité de ses portraits d’hommes, de femmes et d’enfants de tribus indigènes vivant au cœur de l’Afrique ainsi que pour ses images de tribus de différents endroits du monde qu’il photographie avec beaucoup de fierté et de dignité.
Dans sa nouvelle série de photographies intitulée « The Tribes of our Generation » qui est exposée pour la première fois à la galerie WILLAS contemporary à Oslo, il effectue un pas de géant vers sa propre culture. Toutefois, les jeunes femmes (et les quelques hommes) qu’il représente nous sont tout aussi étranger que les membres des tribus africaines. Ces jeunes hommes et femmes sont des IT-girls ou des artistes tatoueurs. Ce sont les idoles d’une nouvelle génération. Ils sont des stars sur YouTube, Instagram et autres réseaux sociaux mais sont totalement étranger à tous ceux qui ne font pas partie de cette subculture.
Ces personnes sont plus actives sur internet que dans la vie réelle. Elles sont habituées à prendre la pause devant les caméras. Elles évoluent dans un monde imaginaire ou l’apparence est tout et c’est pour cela qu’elles fascinent autant. L’imperfection et les vices de forme du quotidien les rend inconfortable. C’est la raison pour laquelle elles deviennent si
humainement fragiles dans les portraits de Jan C. Schlegel. Il possède le don de les faire se sentir à l’aise devant son objectif. Il leur fait oublier, l’espace d’un instant, qui elles sont. Pour un moment, elles abandonnent leur apparence, s’exposant nues au monde qui les entoure. Leur image reste intacte mais le spectateur a alors la possibilité de pénétrer derrière leur masque.
En regardant les photographies de la dernière série de Jan C. Schlegel, les yeux du modèle sont la dernière chose que l’on remarque. On observe leurs tatouages, leurs piercings, leurs coiffures très travaillées, leurs corps minces et nus, les détails de leur peau. On s’autorise même à jeter un œil à leurs seins, leurs tétons. Il n’y a aucun problème. Leur nudité n’est en rien sexuelle, elle est pure beauté. Doucement, on découvre que ces personnes que beaucoup d’entre nous aurait évité dans la rue apparaissent douces et amicales. On réalise alors qu’elles apparaissent vulnérables et fragiles pas uniquement dans leur chair mais également au sens indirect et psychologique du terme. Cela vient de leur regard. Il s’agit là du détail le plus important, ce qui fait de ces portraits de l’art.
L’artiste allemand Jan C. Schlegel (né en 1965) a eu un début triomphant en 2012 bien qu’ayant déjà une longue carrière en tant que photographe. Longtemps, il n’a pas prêté attention au côté artistique de la photographie, ne le considérant même pas comme une option. Lors de ses débuts en tant qu’artiste à Paris Photo en 2012, il n’avait jamais entendu parler d’Irving Penn (1917-2009), cet artiste américain qui fut rendu célèbre pour ces images d’après-guerre ainsi que pour ces photos de mode et qui fut également à l’avant-garde de l’histoire moderne de la photographie ethnographique.
C’est cette tradition que Jan C. Schlegel est parvenu à porter à un niveau supérieur. Il effectue un travail similaire à celui ce Penn en photographiant les personnes sur un fond neutre. Les modèles sont dans un environnement familier mais la situation de la séance photographique les métamorphose devant l’objectif. Les résultats ont été regardés comme étant sensationnels. La galerie Bernheimer, basée à Munich et Lucerne, a exposé ses photos à Paris Photo, propulsant Schlegel au rang d’artistes tels que Penn et autres grands noms, ce qui fut une immense surprise pour l’artiste allemand qui a progressivement fait son chemin dans le monde de l’art.
Ce furent ses magnifiques photographies d’indigènes africains vivant dans des villages reculés et appartenant à des tribus isolées qui ont retenues l’attention. Les images de Jan C. Schlegel ont résulté d’un engagement sur le long terme qui débuta dix ans auparavant lorsqu’il s’est porté volontaire dans le sud de l’Ethiopie après un désastre humanitaire dû à la sècheresse. Il a été séduit par les habitants et y retourna à plusieurs occasions pour ressentir leur attitude chaleureuse, leurs sourires et leur joie de vivre. Mais lors de chacun de ses retours en Allemagne, après avoir développé ses négatifs, aucunes de ses photos ne reflétaient l’expérience qu’il avait vécu. Les gens qu’il avait photographié paraissaient seulement pauvres, épuisés et tristes. Il ne comprenait pas pourquoi il ne parvenait pas à capturer la seule chose cruciale qui donnait tout son sens à l’expérience, leur joie de vivre.
En résumé, après plusieurs années de travail Jan C. Schlegel a percé le mystère. Il a trouvé le moyen de communiquer avec ces personnes issues de différentes cultures. Il a développé une méthode universelle et humaniste qui fonctionne tout aussi bien lorsqu’il photographie des indigènes ou des IT-girls. Cela n’a rien à voir avec le langage. Il est question de confiance, de savoir utiliser son regard et son langage corporel pour communiquer. Il s’agit d’avoir suffisamment de temps et d’être capable de regarder et respecter les gens tels qu’ils sont.
Ajoutez à cela les compétences techniques de Jan C, Schlegel et vous obtenez un artiste doté d’une rare personnalité alliant les qualités techniques et esthétiques. Il travaille avec un film traditionnel noir et blanc, un appareil photo grand angle et rien
n’est manipulé digitalement. Il a développé sa propre méthode de colorisation pour ses images en noir et blanc. Son exigence de la perfection ajoute une qualité spéciale à ces images faites à la main et, de par le processus de colorisation qui lui est propre, chaque image a sa propre individualité.
Ce texte aurait pu traiter de questions bien différentes comme par exemple l’aspect psychologique du tatouage et le désir ardant de décorer son corps ou son environnement. Cela aurait aussi pu traiter du monde des IT-girls et des tatouages. J’ai passé beaucoup de temps à faire des recherches sur ces sujets à travers plusieurs milliers de photos de personnes tatouées mais tout cela m’a semblé être de moindre importance quand on comprend ce qui compte vraiment. Tout n’est qu’une question de regard.
Après plusieurs heures de lecture et recherches, je m’aperçois que je ne trouverai jamais sur internet ce que je cherchais. Je l’ai déjà trouvé dans leur regard. La réponse a toutes mes questions me regardait au travers des portraits de Jan C. Schlegel. Et c’est ce qui fait de lui un artiste vraiment humain.
LARS ELTON
Lars Elton est un critique d’art, journaliste freelance et éditeur. Il est le critique d’art et d’architecture pour le journal Dagsavisen à Oslo, et il a occupé le même poste dans le plus grand journal de Norvège, VG, pendant 16 ans. Elton a aussi écrit sur l’art et sur d’autres sujets culturels dans une grande variété de publications. [email protected]
Jan C Schlegel