Ouverture à Paris d’un nouveau lieu dédié à la photographie argentique dans le Marais, 5 rue des Haudriettes.
Son nom : Ithaque.
En plus d’une chambre noire partagée et aménagée pour accueillir des photographes, son propriétaire, le photographe Alexandre Arminjon a conçu un espace d’exposition ouvert sur la rue.
La première exposition qui a lieu jusqu’au 3 février rassemble des photographies de Bill Brandt, Ralph Gibson, André Kertész, Édouard Boubat, Jean-Philippe Charbonnier, Claude Iverné…
Jean-Baptiste Gauvin qui fut l’un des collaborateurs de l’Oeil de la Photographie nous a envoyé ce texte.
L’énergie d’un premier chant
L’espace n’est pas immense, il n’a pas l’aspect colossal que peuvent avoir certaines salles de musées et pourtant, parmi les différentes propositions du moment à Paris, il rivalise et offre même une bouffée d’air frais, l’impression de voir des photographies rares et inédites grâce à un accrochage pensé avec soin.
Sans doute cette réunion d’œuvres, à la fois voisines et différentes sur certains plans esthétiques, est l’une des plus belles bénédictions que pouvait attendre ce nouveau lieu de la capitale, situé dans le troisième arrondissement, ITHAQUE, chambre noire partagée dédiée à la photographie argentique et qui dispose d’un espace d’exposition donnant sur la rue.
Quand nous pénétrons, à droite, d’abord, nous sommes saisis par une forme de panorama, sept photographies qui se parlent si bien entre elles que nous avons la quasi-certitude d’une unité. Elles proviennent chacune d’une collection particulière et ont le même aspect chromatique, elles sont emplies d’un clair-obscur puissant et profond. Aussi, sur les sujets explorés, il y a quelque chose de l’ordre du sacré qui les relie. Ici une domestique en tablier prépare un bain. Elle est photographiée par Bill Brandt. Un acte banal en soi, mais finalement beau de cette banalité, de cette façon que peut avoir quelqu’un de se dévouer pour l’autre, car nous nous doutons, sans en être sûr, que cette baignoire attend une autre personne que cette domestique. À côté, Ralph Gibson cadre sur le col romain d’un prêtre en chemise noire, soulignant la dualité entre son autorité religieuse, une forme de pouvoir politique, et l’engagement d’une écoute que son rôle suppose. Un peu plus loin, Manuel Alvarez Bravo, magnifie avec son appareil photo les deux seins proéminents d’une jeune femme, dont on ne voit pas la figure, exactement comme sur la photographie du prêtre. Mêler ainsi la promesse du spirituel et la tentation charnelle, sans désigner de visage, est audacieux. Mais surtout, il est possible de lire cette réunion comme la rencontre d’extrémités inextricables du monde et qui sont complétées par les photographies suivantes : deux tulipes dans un vase prise par Jérôme Soret signifiant peut-être la dualité ou le tandem amoureux, trois enfants à la bouille sale et barbouillé de boue au milieu d’une rue fixés par Bill Brandt ou encore deux femmes élégantes, dont l’une brille littéralement comme une icône, célébrées par Édouard Boubat.
À gauche, les associations sont différentes. La première photographie, celle qui est tournée vers l’extérieur, visible depuis la rue, est une planche contact de trente-deux poses. Elle agit d’abord comme le serment que nous allons trouver ici de la photographie argentique à l’heure où le numérique est omniprésent dans le monde. Mais elle est aussi un questionnement moral profond qui invite le spectateur à la réflexion quand il apprend le sujet représenté et lit le texte qui le complète. Cette planche contact de Jean-Philippe Charbonnier suit sur une journée la condamnation à mort d’un homme qui est accusé d’avoir collaboré avec le régime de Vichy et qui est exécuté par un tribunal populaire à la sortie de la Seconde Guerre mondiale en France. Sur l’image, rien ne nous épargne. Nous voyons l’homme se faire tirer dessus par un groupe d’individus armés et nous observons quand son corps tombe avant d’être mis dans un cercueil.
Il fallait qu’à côté une photographie vienne apaiser l’esprit. Celle de Claude Iverné est parfaite. Une pyramide au milieu du désert soudanais, l’œuvre des pharaons noirs, massif bloc de pierres sombres qui forme un tombeau monumental et offre un réconfort sur sa condition de mortel en promettant une façon d’éternité. La photographie d’après est un visage de profil, celui d’un paysan nubien, les rides profondes creusées par des années d’expérience, l’air d’être plongé dans une réflexion vive, comme si le photographe avait réussi à capter cet instant précieux où l’être humain est enfoui en lui-même, tourné vers son intériorité et pense justement à sa condition énigmatique.
Les photographies de Claude Iverné épousent aussi une esthétique qui tranche avec le clair-obscur d’en face. Un gris doux, chaud, qui colore presque les images. Une esthétique relié à notre époque où la photographie en noir-et-blanc est peut-être davantage adoucie par ce procédé de tirage, renouvelant le choix perpétuel qui se présente au photographe d’utiliser ou non de la couleur.
Car cette exposition inaugurale à ITHAQUE possède aussi cette vertu : révéler les différents choix de la matière picturale nés du tirage photographique en noir et blanc. Du côté des machines, des révélateurs, il y a enfin les photographies d’Alexandre Arminjon, le créateur du lieu. Adepte de différentes expérimentations dans la chambre noire, dont la solarisation de l’image, Alexandre expose ces tirages poussés dans un certain extrême. On s’arrêtera volontiers sur cette représentation d’un site antique sur l’île de Naxos en Grèce où le procédé de solarisation utilisé par Alexandre nous interroge sur la dimension abstraite du motif et rappelle les imbroglios de l’histoire, l’épais manuscrit sans cesse recouvert de nouvelles phrases et de ratures que semble être le passé et notamment la culture grecque antique qui a eu son rôle sur la constitution de notre civilisation européenne. ITHAQUE, comme un port d’attache, comme une île bénie des dieux, tient justement son nom de cette culture d’origine puisqu’il s’agit aussi d’un refuge découvert par Ulysse dans l’Odyssée d’Homère. Un lieu sûr et qui célèbre la beauté. Avec cette exposition inaugurale, ITHAQUE a en tout cas entonné un premier chant qui sait pointer la splendeur et la misère des vies humaines, dans toutes leurs courses effrénées et leurs mystères.
Par Jean-Baptiste Gauvin
Ithaque
5 rue des Haudriettes
75003 Paris