Rechercher un article

Initial LABO : David Bacher : PARIS / NYC

Preview

David Bacher : Un conte de deux cités par Carole Naggar

L’histoire des mouvements des photographes entre New York et Paris remonte aux années cinquante, quand beaucoup d’artistes et d’intellectuels américains se résignent à l’exil pour fuir l’étroitesse d’esprit régnante et l’aveuglement de la répression politique pendant le Maccarthysme.

Parmi ceux qui ont travaillé le pôle de Paris et New York, on trouve Louis Stettner, avec ses images au Rolleicord pleines de douceur, d’empathie, de spiritualité. Leur composition est classique et sa sensibilité procède de l’école européenne, en particulier des photos de Brassaï, son maître qu’il a fréquenté pendant de nombreuses années. À l’opposé, William Klein nous jette ses images au visage comme d’acerbes coups de fouet. Influencé par l’esthétique du New York Daily News, il est l’un des premiers à utiliser des techniques comme le flou et s’est décrit comme « un pseudo ethnographe  en quête des instantanés les plus bruts, du degré zéro de la photographie… [je voudrais] photographier un mariage comme une émeute, une manifestation comme un portrait de famille. »

L’esthétique de David Bacher, qui hérite de cette tradition, se situe quelque part entre la calme spiritualité de Stettner et la provocation post-moderniste de Klein. Son travail nous permet aussi de mesurer la distance physique et spirituelle qui sépare les années cinquante de notre présent.

Depuis quinze ans, cet Américain installé à Paris et Nantes a fait le choix de photographier Paris et New York en miroir. Ce faisant, il s’est aperçu que, pour lui, « Paris et New York sont comme deux décors de théâtre avec des milliers d’acteurs sans rôles prédéfinis ».

Contrairement à Cartier-Bresson qui, dans « America in Passing » choisissait un point de vue critique pour observer l’Amérique en crise, Bacher ne se préoccupe pas ouvertement du politique. Sa vision n’est plus celle de « l’instant décisif » : il pourrait être d’accord avec Klein, pour qui « tous les instants sont décisifs ». Son regard fluide reflète sans le mettre en scène le chaos des apparences.

Comme dans les décors du Théâtre Olympique de Palladio à Vicence, Bacher aime créer des trompe-l’œil. Il bouscule les perspectives, donnant aux reflets et aux ombres une présence aussi réelle que celle des corps et des visages qui peuplent le théâtre de ses rues. Miroirs et vitrines contribuent à brouiller la vision.

Sur les habits blancs d’une procession de religieuses, leurs ombres se projettent comme sur un écran et créent un second cortège fantomatique. Un gigantesque poupon de celluloïd semble s’échapper d’une vitrine et flotte pour survoler passants et voitures. L’ombre portée d’une dame âgée qui marche dans un cimetière se projette sur un monument de pierre qui semble vouloir la saisir. En premier plan flou, le grillage qui entoure un terrain de jeu de paume se dédouble et se projette comme un tatouage sur le visage d’un joueur qui fait une pause. Affichée sur un mur du quartier de Chinatown à Flushing, dans le Queens, une reproduction de la Joconde prend vie et se mêle au reflet des immeubles de brique, des lignes électriques et du ciel où passe un avion près d’atterrir dont son regard pensif semble suivre le trajet.

S’il n’est pas ouvertement politique, Bacher excelle toutefois dans les commentaires sociaux indirects et subtils et il saisit les incongruités et les contradictions de la vie quotidienne, en particulier les décalages interraciaux et culturels : une portraitiste de rue, par exemple, donne à son modèle, une jeune femme noire aux cheveux bouclés, une physionomie de femme blanche idéalisée aux yeux marron clair, au nez romain et à la bouche fine : elle ne voit pas celle qui lui fait face. Sur l’esplanade du Trocadéro, un homme noir, peut-être sans papiers, vend à la sauvette aux touristes une guirlande de Tours Eiffel, miniatures, avec en arrière-plan de ces simulacres la « vraie » silhouette illuminée du monument. « La douleur en moins, la légèreté en plus » promet le panneau publicitaire d’une pharmacie parisienne devant lequel une dame âgée, agrippant son cabas à roulettes, semble sur le point de trébucher.

Les images de Bacher reflètent aussi la confusion des apparences, comme si les deux capitales, glissant l’une dans l’autre, empruntaient chacune les qualités de l’autre et perdaient peu à peu leurs caractéristiques pour devenir une troisième réalité hybride qui combine en elle les signes de la modernité : accélération des rythmes de la vie quotidienne, effacement de l’histoire au profit d’une similarité de l’architecture urbaine, mélange des races et des religions (Paris devenant un « melting pot » comme New York depuis longtemps), surgissement d’une nouvelle gamme de couleurs plus stridentes et plus artificielles, modification de la gestuelle des rues devenue plus expressive et plus extrême : le joggeur devient plus commun que le flâneur.

En l’absence de légendes, il est parfois difficile d’identifier la ville où a été prise une photo, d’autant plus que Bacher, dans ses pérégrinations, évite les monuments et les lieux touristiques célèbres. Seuls quelques indices (taxis jaunes new-yorkais, langue de l’inscription sur l’auvent d’un café, bennes à ordures vertes de la Ville de Paris, typographie des plaques de rue – bleues émaillées ou blanches sur fond vert selon la ville –, drapeau américain enroulé sur sa hampe dans un parc, silhouette de l’Empire State Building en arrière-plan d’une photo) nous suggèrent le lieu. Bacher aime jouer de cette confusion et c’est un peu comme s’il demandait au spectateur de marcher sur ses traces et de s’impliquer dans un jeu de découvertes et de devinettes avec quelques symboles pour le guider.

Mais, parfois, nos questions demeurent et il est impossible de savoir où a été prise une photo : cette image, par exemple, d’une jeune fille qui peint à la bombe sur un mur un portrait aux couleurs fluo pourrait avoir été prise à Paris comme à New York ; de même celles des deux petits Fox-Terriers en pullovers tricotés marron assis aux pieds de leur maître – peut-être un hommage à Elliott Erwitt, un autre photographe américain qui a souvent photographié à Paris ?

Bacher ne porte pas de jugement. Son regard est plein d’indulgence, d’humour et de gentillesse : il photographie par exemple en plein cœur de Paris un restaurant de hot-dogs américains – quelques lettres de l’enseigne au néon sont effacées ; ou bien, sous les arbres automnaux du Jardin du Luxembourg, la version miniature coulée en bronze de la Statue de la Liberté (l’original de Bartholdi a été offert à l’Amérique par le peuple français pour symboliser l’amitié franco-américaine) et c’est un peu comme s’il faisait faire à la statue, depuis son socle de Liberty Island, un voyage de retour aux origines, un voyage parallèle au sien.

Pour moi, ce qui me retient avant tout dans les photos de David Bacher, c’est son usage de la couleur et des contrastes, qui évoque souvent les photographies d’Alex Webb au Mexique. Comme Webb, Bacher préfère presque toujours photographier en plein soleil. Des blancs éclatants aux noirs vibrants en passant par toutes les teintes naturelles ou fluo, sa gamme égrène jaunes claquants, rouges intenses, indigos purs, verts, oranges et violets ; cet usage des couleurs projette un sentiment de dynamisme, de joie de vivre et d’émerveillement sans cesse renouvelé devant ce que le quotidien des rues peut offrir à ses yeux. Les va-et-vient constants du voyageur lui permettent d’éviter que sa curiosité ne s’émousse.

Au final, les images de David Bacher me ramènent à cette question essentielle : qui suis-je, moi qui regarde et qui, comme ce photographe, transite régulièrement entre Paris et New York ? Est-ce que je ne perçois des différences entre mes deux villes que parce que mon regard est brouillé par les filtres contraires de l’espoir et de la nostalgie ?

Et si, dans ce va-et-vient de ville en ville, j’avais perdu mon identité sans en acquérir une nouvelle ? Et si j’étais devenue comme la bille de métal d’un flipper, roulant sans fin d’un côté à l’autre de l’océan ? Et si Paris et New York étaient toutes deux devenues des villes mondiales, avec peu de choses pour les différencier ? Et si le temps avait effacé leurs différences et que les deux villes ne possédaient plus d’essence distincte ? Et si voyager n’avait plus de sens ? Et si les couleurs et le chaos de la modernité avaient tout envahi ? Et si passé et histoire étaient désormais submergés dans ce flux indistinct que nous appelons présent ?

Ces questions, parmi beaucoup d’autres, David Bacher sait les poser et les laisser ouvertes.

Carole Naggar

 

David Bacher : PARIS / NYC
Du 07 au 28 mai 2022
Initial LABO Boulogne -Billancourt
62, avenue Jean-Baptiste Clément
92100 Boulogne-Billancourt
www.initiallabo.com

Vernissage le samedi 07 mai à partir de 16h
en présence de David Bacher

www.DavidBacher.com
@david_bacher

 

Merci de vous connecter ou de créer un compte pour lire la suite et accéder aux autres photos.

Installer notre WebApp sur iPhone
Installer notre WebApp sur Android