Joan Liftin fut photographe, éditrice de livres, directrice de services photos, responsable de la librairie de Magnum et du département documentaire de l’I.C.P. Mariée avec Charles Harbutt, elle forme aussi avec lui l’un des couples mythiques de l’histoire de la photographie.
Nous l’avions publiée lors de la sortie de son dernier livre le 23 septembre 2021.
Son amie, la photographe Brigitte Grignet, nous a envoyé ce portrait et ce texte.
Jean-Jacques Naudet
”Subject doesn’t matter!” (“Le sujet n’a pas d’importance!”). C’est ainsi que Joan Liftin commence son cours en 1998 devant 16 étudiants venus du monde entier pour étudier la photographie documentaire et le photojournalisme à l’International Center of Photography.
En effet, pour Joan, la photographie n’est pas tant un medium qui raconte une histoire, que le partage d’une empathie émotionnelle, la création d’une expérience viscérale. Les images doivent être profondément personnelles, elles doivent dépasser ce qu’elle appelait les “pretty pictures”, les images bien cadrées, une belle lumière. Il s’agit de retrouver une perception du monde qui nous ramène à l’enfance – quand les choses n’avaient pas encore de nom. Pour elle, il fallait peu de choses pour faire une image. Celles-ci sont partout : une fissure dans un mur, le contenu du frigo, son reflet dans le miroir le matin.
Cette approche de la photographie lui venait de la danse moderne, qu’elle avait étudié à la Connecticut Dance School. “Il est impossible de partager certaines informations par la danse, c’est la même chose en photographie.”
Après des études de journalisme à l’Ohio State University, Joan rejoint une compagnie de danse moderne à Paris dans les années 50, où elle travaille également pour la Fullbright Commission.
De retour à New York, elle travaille pour l’Unicef (“je parlais français et pouvais taper très vite à la machine”) et découvre la photographie grâce à une collègue, “picture editor”, pour laquelle elle écrit les légendes. Quand celle-ci tombe malade, elle reprend son poste – et en profite pour faire elle-même les photos lors de mission, par exemple en Haïti.
En 1975, Joan quitte l’Unicef et dirige pendant 6 ans les archives de Magnum à New York, pour ensuite créer Archive, une agence indépendante qui existera pendant 9 ans, avec son mari Charles Harbut, Mary Ellen Mark, Abigail Heyman, Mark Godfrey et Jeff Jacobson.
Elle poursuit pendant ce temps sa carrière de photographe indépendante : elle voyage au Mexique, en France, en Russie, en Europe de l’Est, dans le Sud des États-Unis, où elle photographie des scènes de rue, des paysages, des détails – ainsi que sa propre famille.
Elle publie Drive-Ins en 2004, un ensemble d’images prises pendant 20 ans, documentant les cinémas en plein air aux États-Unis, et ce que cela a signifié pour toute une génération. (“C’était le seul endroit ou certains couples pouvaient se rencontrer, comme les couples gay ou mixtes »).
“Marseille” sort en 2016. Pendant 7 ans, Joan va retourner quelques semaines par an dans la cite phocéenne, multiculturelle, populaire, arpentant les rues et photographiant la vie quotidienne. Amoureuse de la France (« J’aime la France depuis mon premier steak frites à l’Hôtel de Seine à Paris, quand j’avais 23 ans »), où elle a continué à voyager avec Charlie tout au long de sa vie, elle va sillonner les rues de Marseille sur la Vespa de son amie Mimi.
Enfin, elle publie un très beau mémoire en 2018, “Water for Tears’”, qui nous raconte la famille, les voyages, les départs et retours, et le plaisir de la vie quotidienne – un tendre adieu à son mari Charlie et à leur vie commune.
Très attachée à une certaine forme du livre de photographie (“un livre ne doit pas être une compilation de photos, il doit avoir un narratif, un début et une fin – mais peut-être pas dans cet ordre-là, comme disait Godard”), Joan a travaillé comme Picture Editor pour de nombreux photographes et a conçu notamment la première édition de Falkland Road (Mary Ellen Mark, 1981), Inheritance (Andrea Stern, 2007), Magnum’s Paris (avec Inge Morath, 1981), Departures and Arrivals (Charles Harbutt, 2012).
Enfin, Joan a dirigé le programme de Photojournalisme et Photographie Documentaire à l’ICP (New York), de 1988 à 2000. Elle a donné de nombreux workshops de par le monde et a conçu le programme intensif de photographie documentaire de CaSa (Oaxaca), influençant ainsi de nombreux photographes contemporains, tels que Morten Andersen, Antoine d’Agata, Yael Martinez ou Andrea Stern.
Ses archives ont été acquises par le Center for Creative Photography, à Tucson, Arizona (USA).
Brigitte Grignet