Hubert Henrotte ! Il est l’un des noms mythiques de l’histoire du photojournalisme ! Lui aussi fut balayé par les changements technologiques drastiques des années 2000. Il sort aujourd’hui son livre joliment intitulé : Le photojournalime peut-il sauver la presse ? Il nous a demandé de publier cet extrait : l’interview de Clément Thiery.
Le 4 juillet 2009, le site d’information économique Business Insider annonçait que 105 journaux américains ont disparu depuis le début de l’année. Une hécatombe ! Mais le contexte explique un tel chiffre. Une récession venait de frapper les États-Unis et les premières secousses de l’arrivée d’internet se faisaient sentir : avec la fuite des revenus publicitaires vers le web, nombre de titres de presse ont cessé de paraître. Sont ainsi décédés :le Tucson Citizen (Arizona), le Rocky Mountain News (Colorado), le Baltimore Examiner (Maryland), le Kentucky Post (Kentucky), le Cincinnati Post (Ohio), le Honolulu Advertiser (Hawaï), le Village Voice (New York) ou, l’exemple le plus récent en date, le Weekly Standard, un hebdo conservateur publié à Washington D.C.
Plus de 10 ans après la crise économique de 2007-2008, le déclin de la presse papier continue. Selon le centre de recherches Pew, 36% des plus grandes publications américaines ont licencié des employés entre janvier 2017 et avril 2018. Selon la même source, le nombre d’Américains employés dans le secteur des médias a chuté de 23% entre 2008 et 2017. La circulation moyenne des titres de presse quotidienne a chuté de 11% au cours de l’année 2017. Une note d’espoir : au classement des 15 plus grands quotidiens américains par leur circulation figurent onze titres régionaux : le Houston Chronicle (Texas), le Chicago Tribune (Illinois), le Los Angeles Times (Californie), le New York Post (New York), Newsday (New York), le Seattle Times (État de Washington), le Boston Globe (Massachusetts), le New York Daily News (New York), le Dallas Morning News (Texas), le Tampa Bay Times (Floride) et le Denver Post (Colorado).
Selon The Economist, les titres extra-locaux semblent particulièrement résistants à la crise. Ces journaux apportent une information que leurs lecteurs ne trouvent pas dans la presse nationale ou régionale : ce marché de niche et la fidélité de leur lectorat leur permet de survivre.
Internet
Le web sauvera-t-il la presse papier ? Non. Mais le web sauvera-t-il la presse en général ? Oui. Un lecteur qui lit le New York Times sur son téléphone portable, sur sa tablette ou sur son ordinateur reste un lecteur : il a payé un abonnement. Le New York Times, qui a publié ses résultats le 1er novembre dernier, compte un million d’abonnés papier et trois millions d’abonnés web. Le Times a vu son nombre d’abonnés web augmenter de 42% au cours de l’année 2017 et le Wall Street Journal de 26%.
La question n’est donc pas celle de la lutte du papier contre le web, mais celle du transfert des lecteurs. Comment faire en sorte que les abonnés papier s’abonnent sur le web ? Comment faire en sorte que les internautes, habitués à la gratuité du web, payent pour lire un contenu en ligne ? C’est les questions auxquelles est confrontés l’ensemble des rédactions aujourd’hui.
Il est probable que le web mette fin à la presse papier telle qu’elle existe aujourd’hui, oui. Mais cela ne veut pas dire que le web rendra la presse et les journalistes inutiles. Les journalistes continueront d’observer, de comprendre et de témoigner, voire de commenter, l’actualité. Leurs articles seront publiés en ligne au lieu d’être imprimés.
En ce qui concerne la presse d’information générale quotidienne, la lutte du papier contre le web est une cause perdue. (C’est une autre question pour les titres spécialisés et les périodiques.) Publier un article en ligne est plus rapide, plus simple et moins cher que publier le même article sur une page de papier journal. Autre avantage du web : des contenus interactifs (photos en relief, vidéos, graphiques, cartes, animations, etc.) qui agrémentent l’expérience de lecture et enrichissent le contenu journalistique.
À l’heure où les informations tombent en cycle continu, le papier ne peut lutter à armes égales contre le web. Il s’écoule vingt-quatre heures (86 400 secondes !) entre deux tirages du New York Times. Le temps qu’une nouvelle soit mise en page, imprimée et expédiée aux abonnés et aux kiosques, un site web aura publié l’information. La presse papier est trop lente pour remporter la bataille de l’information.
La radio n’est pas morte lorsque la télévision est née : elle s’est réinventée. Même chose pour les journaux. Il appartient à chaque rédaction de repenser le ton et le format de ses articles pour offrir un contenu original et adapté au support papier. L’exemple de l’hebdomadaire Le 1, lancé en France en 2014, est intéressant : débarrassé des contraintes d’une édition quotidienne, le titre a le temps de développer chaque sujet en profondeur. Il ne fait pas concurrence aux quotidiens et reste différent des autres magazines d’information hebdomadaires. Ce positionnement de niche se fait au bénéfice de la publication.
Le Web : la solution pour les photojournalistes ?
Le web représente un espace d’expression quasiment infini, sans restriction de format, de pagination ou de volume. En ce sens, un site web offre davantage de liberté à un photojournaliste qu’un titre de presse papier.
Conséquence de cette liberté sans limite, la valeur d’une image publiée sur le web est tirée à la baisse. Sur le site de la banque d’images Getty, une photographie de type « News » coûte 499 dollars au format 300 dpi (pour une utilisation papier) et 175 dollars au format 72 dpi (pour une utilisation web). La banque d’images Shutterstock propose des tarifs encore plus bas : une des offres professionnelles permet d’acheter jusqu’à 750 photos haute-résolution au tarif de 199 dollars par mois, soit l’équivalent de 27 centimes par image !
Les médias en ligne, s’ils offrent un Eldorado de liberté et d’espace de publication, n’ont pas encore trouvé le modèle économique qui leur permettra de rémunérer convenablement leurs photographes. « On m’a déjà acheté des photos pour 10 euros sur internet », commente William Roguelon1, un photojournaliste de vingt-sept ans qui a couvert à son propre compte les conflits en Syrie et en Ukraine. « Ton reportage t’a coûté 1 500 euros et tu vends dix images, ce qui équivaut à un prix de revient unitaire de 150 euros. Donc tu perds de l’argent. T’as le couteau sous la gorge pour vendre tes images parce que sinon tu ne peux plus repartir en reportage. »
Le photojournaliste Bruno Amsellem2, célèbre pour ses images du peuple Rohingya au Myanmar, abonde dans ce sens : « Un photographe de l’agence Sipa me montrait son relevé de piges : il a touché quarante-six centimes d’euros pour une photo publiée sur le site web d’un grand quotidien national. Moi, à ce prix-là, je reste à la maison. »
Nombre de titres de presse ont aujourd’hui réduit, voire supprimé, leurs équipes de photographes salariés pour confier leur production d’images à des photographes pigistes, à des agences filiaires ou à des banques d’images.
Google et Facebook
Selon certaines estimations, Google et Facebook se partagent 85% des revenus de la publicité en ligne dans le monde entier. Les deux plateformes forment un duopole susceptible d’engranger 335 milliards de dollars d’ici 2020 — soit l’équivalent du PIB de l’Irlande !
Cette hégémonie concurrence les titres de presse, qui voient leurs revenus publicitaires chuter et migrer vers de nouvelles plateformes en ligne depuis la fin des années 1990. Les revenus publicitaires de la presse ont diminué de 8,3% au cours de l’année 2017.
Les services de publicité en ligne que Google et Facebook vendent aux médias entretiennent le cercle vicieux. Ces outils placent sur le site d’un journal ou d’un magazine des encarts publicitaires qui correspondent au contenu de chaque page et perçoivent en retour un pourcentage des recettes. En somme, les titres de presse dépendent de plus en plus des deux géants pour toucher un revenu de la publicité.
Certains médias planchent désormais sur un modèle économique alternatif : une publicité déguisée sous la forme d’articles sponsorisés ou de placement de produits, un site web gratuit mais avec une version « premium » sur le papier, pas de publicité du tout et un système d’adhésion payante, etc.
Clément Thiery – Journaliste indépendant à New York
Il y a quelques jours, j’ai reçu ce joli mot d’Hubert Henrotte :
« À la relecture de l’ensemble, j’ai une réaction grave. On a l’impression que le photojournalisme est mourant en France principalement. Pas aux États Unis. Et cela est gravissime, il ne faut pas laisser faire, il faut se battre. Pour cette raison, je regrette le titre choisi, j’aurais du mettre Le photojournalisme peut sauver la presse et non pas avec un point d’interrogation. C’est une erreur de ma part. »
– Jean-Jacques Naudet
Hubert Henrotte – Le photojournalisme peut-il sauver la presse ?
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