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Hôtel Parister : Mario Giacomelli

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La réalité poétique de Giacomelli par Enzo Carli

Mario Giacomelli, considéré unanimement par la critique et le public comme l’un des plus grands photographes de notre temps, et qui nous a quittés après une longue maladie le 25 novembre 2000, a parcouru à travers son œuvre les paysages infinis de l’âme. Né à Senigallia le 1er août 1925, son activité de photographe commence la veille de Noël 1952 quand il s’offre un appareil photo Comet et se rend sur la plage pour photographier la mer. Pour en reproduire le mouvement et l’animation, il bouge l’appareil : sa première photographie, L’approdo [L’abord, l’abordage] est née ; avec elle, il s’éloigne, consciemment, de la tradition photographique. Sa participation au groupe de photographes de Senigallia “ Misa ”, fondé par Giuseppe Cavalli (avec Paolo Monti parmi les théoriciens de la “ nouvelle photographie italienne ”) permet à Giacomelli de sortir du cadre de sa petite ville de province pour s’intégrer dans un univers culturel plus large, plus proche de ses motivations et de ses aspirations. Pourtant, les œuvres les plus importantes du grand maître sont indissolublement liées à sa terre : “ Tout en me sentant réaliste [m’a dit Giacomelli], j’ai découvert que la poésie est le langage avec lequel je crois pouvoir échapper aux poncifs de la réalité quotidienne. L’espace n’est plus banalisé ; les choses que je voyais toujours semblables, les mêmes rues, les mêmes gens dans ma ville, en pensant à leur poésie, me semblent maintenant modifiées. Tout a un goût d’aventure qui m’entraîne dans de nouvelles expériences et me fait vivre dans des territoires imaginaires. ” En 1955, il gagne le premier prix de la meilleure série à la deuxième Exposition nationale de photographies de Castelfranco Veneto. Paolo Monti, qui préside le jury, dira que Giacomelli est l’homme nouveau de la photographie italienne. En 1957, il est publié dans le prestigieux recueil Photography Year Book (Londres) et, en 1958, dans U. S. Camera (New York). En 1959, dans la revue Fotografia, le regretté critique Giuseppe Turroni parle déjà de la première et de la seconde manière de Giacomelli et, à l’occasion de l’exposition à la Biblioteca Comunale de Milan en 1959, il écrira à propos du photographe de Senigallia qu’il est le “ cas ” de la photographie italienne. C’est en 1963, grâce à John Szarkowsky, alors conservateur du département de la Photographie au Museum of Modern Art (MoMA) de New York, que Giacomelli arrive sur la scène internationale avec la série Scanno (1957), tout d’abord avec une parution dans Looking at Photographs, puis avec une exposition permanente dans les collections du Museum of Modern Art. Après une série de premières photographies portant un titre entre 1953 et 1956, probablement influencé par son ami Luigi Crocenzi – l’un des fondateurs en 1954 du Centro per la Cultura della Fotografia (CCF) à Fermo et l’un des théoriciens et promoteurs du récit photographique –, Giacomelli aborde les grands thèmes, gardant les titres pour les séries de photographies. La série (réalisée avec une Bessamatic et un objectif Eliar couleur 10,5 avec flash à lampe) sur la Vie à l’hospice date de 1954-1956. Mario Giacomelli connaissait la vie de l’hospice depuis que, tout petit, il suivait sa mère qui y travaillait par nécessité après son veuvage. Au fil des rencontres avec les vieux de l’hospice de Senigallia se tisse l’histoire d’un amour infini. C’est pourquoi il y reviendra en 1966-1968 pour une série d’œuvres dont le titre est tiré d’un poème de Pavese, Verrà la morte e avrà i tuoi occhi [La mort viendra et elle aura tes yeux]. Il porte ses images à la limite de l’abstraction : la chair est “ brûlée ” par la lampe du flash et les rides des visages sont celles de la terre. Ces images estompées sont empreintes d’un profond lyrisme qui rappelle Licini. Il revient encore à l’hospice de Senigallia pour une série sans titre en 1981-1983. Pendant neuf ans, donc, Giacomelli photographie les vieux, sans jamais réaliser un reportage, sans jamais avoir l’exigence ou l’intention de dénoncer ou d’exprimer le mépris social. À une période où la photographie est par définition le miroir de la réalité, l’hospice est pour Mario un lieu de rencontre et de fascination pour comprendre ses peurs, pour exorciser la mort. Surtout pour comprendre le temps, fait “ d’un peu d’avant et d’un peu d’après ”, dira Giacomelli : “ Il n’est pas facile de photographier la vie de l’hospice… Cette mère qui attend son fils depuis trois ans et qui me prend la main lorsque je lui apporte des bonbons pour la voir heureuse un instant et qui dit que son fils est tellement occupé qu’il ne peut pas venir la voir. […] Je vais à l’hospice par besoin intérieur. Dans plusieurs images, j’ai enlevé la matière avec le blanc ; en enlevant les détails, je détruis la réalité. Les déformations, les flous détruisent le trop-plein de réel pour régénérer la poésie. Je n’ai pas fait de belles images, je me suis seulement caché dans un lieu que d’autres appellent hospice et qui, pour moi, était un grand miroir qui me permettait de me regarder. […] Je sentais alors que mes peurs n’étaient pas des inventions mais des choses que je vivais déjà et dont j’étais prisonnier. ”

De 1955 à sa mort, il travaille sur le paysage de sa terre natale – œuvre toujours en devenir – qui représente un chapitre fondamental de son travail d’artiste et une excellente clé de lecture de ses convictions intimes. “ Je ne représente pas des paysages, mais les signes et la mémoire de l’existence. ” Ce sont des entailles, comme les lignes que l’homme a dans les mains, comme les rides des vieillards de l’hospice, comme les déchirures de la nature et de l’humanité, creusées par le passage traumatique du temps. Entre 1961 et 1963, il réalise la série Io non ho mani che mi accarezzino il volto [Il n’y a pas de mains pour me caresser le visage]. Dans cette série fantastique des “ Pretini ” [Prêtres], ces photos prises au séminaire épiscopal de Senigallia, Giacomelli atteint le sommet de l’abstraction par la transgression iconique des images en suspens et des soutanes gonflées comme de petites montgolfières. Entre 1964 et 1966, il propose la série intitulée La buona terra [La bonne terre], une saga épique, rythmée par le passage des cycles, des saisons et caractérisée par l’antique rituel paysan. Les images se développent au fil de ce reportage / récit, avec la participation de Giacomelli qui, après un temps d’adaptation (il photographie la vie d’une famille patriarcale des environs de Senigallia), se lie avec les protagonistes, les suit dans leurs travaux des champs et dans leurs moments de fête. Encore une fois, ce n’est pas un documentaire réaliste aux intentions politiques et sociales, mais une relecture du temps, du souvenir et de la mémoire paysanne.

La série Caroline Branson, tirée de Spoon River Antology d’Edgar Lee Master, date des années 1971-1973. C’est une histoire d’amour riche de sens, soutenue par des signes marquants et par des éléments naturalistes – comme pour souligner l’aspect dramatique de l’histoire –, une alternance d’images évocatrices, au fort impact émotionnel accentué par la double exposition. Ici aussi, sous le prétexte de l’histoire de Senigallia, voici l’intensité de la nuit cosmique, de l’obscurité des souvenirs, de l’absence / présence de l’espace-temps.

La photographie de Giacomelli est donc la métamorphose de ses convictions intimes : un réalisme magique, filtré par le souvenir et pétri de poésie. Ses images – autoanalyse et miroir de l’existence – puisent leur inspiration dans ses voyages vers ses espaces intérieurs et ses territoires imaginaires. Il transpose dans la photographie sa passion pour sa terre natale, pour les cycles et les époques de l’existence. Inscrits en filigrane dans sa mémoire, ces rapports presque invisibles avec son univers mental lui permettent de faire vivre, dans les plis de la matière et dans un réel imaginaire, la joie de la création et de la connaissance. Giacomelli aborde avec la photographie des thèmes graves et inquiétants, et il les charge de poésie, les replace dans leur dignité d’origine, sans dogme idéologique ni tournure académique. Il est loin des prétentions assez répandues chez les artistes contemporains ; il sait que chaque recherche doit retrouver l’authenticité de la vie, connaître les liens entre les formes d’expression et réhabiliter nos origines. Il se désole de l’impuissance de l’homme face à la difformité et au mal ; son écriture photographique exprime ces sentiments. Avec ses images accentuées par les contrastes lumineux, par les flous, par l’amplification du grain, il veut dépasser l’angoisse de la douleur et de la solitude et nous transmettre un message d’espoir. “ […] Ce qui m’intéresse, c’est la joie que j’ai éprouvée au moment où j’ai déclenché, la tension que j’ai eue face à l’image. Voilà, à partir de ce moment [affirme Giacomelli], l’image ne meurt plus, elle reste après ma mort… Je voudrais échapper à cette réalité et entrer dans celle, inutile, de la poésie. ”

“ Avanti ! Si accendano i lumi / nelle sale della mia reggia ! / Signori ! Ha principio la vendita / delle mie idee. ” [Entrez ! Qu’on allume les lumières / dans les salles de mon palais ! / Messieurs ! La vente de mes idées commencent.] Ainsi commence la poésie de Corazzini Bando [Avis de vente], dont Giacomelli s’est inspiré pour l’un de ses derniers travaux qui lui emprunte son titre. Ainsi a-t-il décidé de conclure sa propre “ recherche ” en se débarrassant de son bagage artistique et intellectuel ; en retournant le concept même de poésie, en réfutant l’idée de pureté et d’intimité comme fin en soi dont elle se satisfait depuis toujours. Il nous montre, en revanche, comment il a conçu sa recherche avec plus de distance : exactement comme lors d’une vente aux enchères, lorsque les idées personnelles deviennent celles de l’acquéreur ; il semble alors clair que les interprétations que nous voulons leur attribuer ne sont que les nôtres. À la base de ce raisonnement, il y a la prise de conscience que la vie est changeante : non les choses matérielles, mais la nature même des idées qui se déforment, s’assemblent et s’amplifient, perdant et acquérant continuellement du sens.

C’est en effet dans son dernier travail, Interrogando l’anima [En interrogeant l’âme], que Giacomelli reconsidère son parcours à l’intérieur et en dehors de la poésie, en nous fournissant lui-même d’autres clés de lecture de son œuvre. Il n’a rien fait d’autre que de regrouper ses précédents travaux (en les mélangeant aussi avec d’autres), en fournissant à chaque groupe de séries un nouveau titre, et donc de nouveaux points de réflexion parfois totalement différents des fondements précédents. Prenons un exemple : les images des “ Pretini ”, qui portaient comme titre à leur parution le très beau vers d’une poésie du père David Turold, Io non ho mani che mi accarezzino il volto [Il n’y a pas de mains pour me caresser le visage], prennent un sens totalement différent dans ce dernier recueil – qui n’est rien d’autre qu’un résumé de son œuvre plus large –, avec un titre devenu pour l’occasion La spensieratezza [L’insouciance]. Les différences entre les deux titres éclairent d’une nouvelle lumière le même récit photographique : au départ, le titre tiré de la poésie traduisait une certaine mélancolie parce qu’il nous évoquait – dans le contexte de ces images où les prêtres jouent ensemble, amusés et insouciants – le port de la soutane et, à partir de là, la solitude totale du corps privé de tout contact physique. Le nouveau titre n’est plus une référence à leur solitude existentielle, mais un simple rappel de l’émotion (celle de l’insouciance, donc) qui les envahit à ces moments-là, et que les images commentent invariablement.

Dans ce jeu de miroirs qu’est son œuvre, Giacomelli joue à son tour avec le costume de l’artiste et devient son propre “ bonimenteur ”, qui proclame d’une voix forte que “ la vente de ses idées commence ”. En effet, si nous revenons à Bando [Avis de vente], nous pouvons observer que son imaginaire se remplit de signes – des signes du temps qui passe et se recycle, exactement comme les tentatives du poète visant à se libérer de ses vers pour en créer de nouveaux, ou comme celles du vendeur voulant se débarrasser de sa marchandise obsolète pour la remplacer. Ce symbolisme tente à son tour (jeu de miroirs) de se libérer de la rhétorique communément admise qui met la poésie au-dessus de toute chose, parce que la poésie ne représente pas la vie, mais la transfigure et la déploie dans le temps. Nous pensons aux fenêtres défoncées, aux fauteuils éventrés, au bois pourri et aux armatures pour ciment dénudées qui composent certains clichés de la série à thème Bando, ce micro-univers composé de tracés intérieurs, clichés qui, au-delà de leur hermétisme, expriment la désagrégation de la matière sous l’action du temps et fait appel à l’imagination. Nous pensons maintenant aux marionnettes, au masque, aux corbeaux (référence au sombre poème The Raven, d’Edgar Allan Poe), aux chiens, aux ombres allongées, aux coupes de l’arbre, aux vieux de l’hospice, au voyage vers Lourdes, à la mer et à la terre, à tous ces thèmes vastes et complexes qui composent le compte rendu final de l’artiste et sa contribution au monde dans la série Interrogando l’anima. Nous comprenons alors que l’image photographique peut devenir un récit qui nous parle plus ou moins directement du parcours intérieur d’un homme.

Mario Giacomelli participe avec de la grande ténacité et de la rigueur à l’élaboration du Manifeste des Photographes du Centre Études Marches, plus tard dénommé Manifeste des Photographes du Passage deFrontière (Senigallia,1995 ). Le Manifeste, coordonné par Enzo Carli, voit la participation des photographes de vagues les plus différentes, dont Gianni Berengo Gardin, Ferruccio Ferroni, Giorgio Cutini, Luigi Erba au-delà de Mario Giacomelli.

Le Manifeste, prix national Ville de Fabriano 2013, se lie au Manifeste de la Boussole (1947) en mettent en lumière le processus d’innovation de la photographie contemporaine. Le programme artistique insiste sur les fondamentales sollicitations expressives du photographe liées au vécu émotionnel, aux tensions randies pendant le parcours personnel sur la vie de la connaissance et de la recherche de l’originalité.

“Le passage désigne l’action d’outrepasser, le changement d’état. La frontière, différente du limite, est comme le voile à travers lequel l’inconnu s’ouvre à la prise de l’homme         » Galliano Crinella, Passage de Frontière 1995-2004, Ed. QuattroVenti, Urbino 2013).

Le Manifeste, origine d’un intéressant parcours d’exploration à soutien de la structure théorique, comprenait comme modus operandi une gamme d’inspections (Verifiche) avec une double interprétation, individuelle et collective entre le langage, l’espace, le temps, le sentiment et la beauté, la couleur et la forme.

Je souhaite sincèrement que Mario Giacomelli soit maintenant et à jamais dans la “ réalité inutile de la poésie ”, ce lieu qu’il n’a jamais cessé de chercher et d’où il revenait chaque fois avec des images qui servaient à le raconter. Ce dont nous remercions ce grand Maître.

Enzo Carli

  

Giacomelli e l’universo par Michele Smargiassi

Aux marges d’un pays pris d’une fièvre de consommation, cet homme avait encore le courage de pointer un mal de vivre que la Fiat 600 et la machine à laver prétendaient dissimuler. Son regard a retiré le vernis des images optimistes d’une société opulente. En marge (mais pas en dehors) du boom économique qui déplaçait des millions de personnes du Sud vers le Nord de l’Italie, il a observé la frénésie du changement sur le fond d’un destin immuable, celui de la condition humaine.

Celui qui l’a rencontré ne l’aurait pas qualifié d’ homme tourmenté. Une couronne de cheveux blancs surmontait un visage bonhomme, toujours sur le point de sourire. Photographier lui procurait « le bonheur d’un orgasme« , disait-il : « Quand je vais faire des photos, je suis aussi heureux qu’une petite fille qui attend son prince avec son cheval blanc et sa cape bleue… ».

Mais il n’a jamais su traduire cette exaltation de demi-dieu des images en images dorées. Il a avoué à Pietro Donzelli, un grand ami photographe, que le lyrisme dans les photos n’était pas pour lui, qu’en photographiant, il ressentait plutôt “la tragédie du monde ».

Et c’est peut-être là que réside le glorieux mystère de Giacomelli, dans la contradiction vertueuse entre une existence douce et une vision dramatique de l’existenceLa photographie n’était pour lui rien de plus qu’un moyen efficace. Ni une vocation, ni une vertu. « Je ne suis pas un photographe, je suis un homme qui, de temps en temps, trouve quelque chose ».

Des choses ou idées qu’il pouvait voir mais peut-être pas déchiffrer : le film fonctionnait « comme un papier buvard placé sur une tache », il fallait la ramasser, la fixer, la mettre de côté. Regardez un papier buvard : il est couvert de tâches, autant de signes en désordre. Mais alors la terre, toute la terre, était pour Giacomelli un gisement de signes en désordre, écrits dans un langage qui ne peut être traduit en mots. Il s’agissait alors de les collecter, ces signes, pour les faire « respirer ».

La photographie « n’est rien de plus qu’une feuille de papier avec des signes dessus, des signes comme des idées, tout est une vue de l’esprit ».

Michele SmargiassiGiacomelli e l’universo (blog de Repubblica, traduit de l’italien)

 

Mario Giacomelli
10-24 mars 2022
Hôtel Parister
9 Rue Saulnier
75009 Paris, France
https://www.hotelparister.com/

 

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