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Best of de Mars – Hommage de Christian Caujolle à Claudine Maugendre

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Ma Claudine,

Tous nos échanges commençaient ainsi, par cet absurde possessif affectueux, et il n’y a pas de raison que ça change.

Tu es donc allée rejoindre, entre autres, Jacques Massadian, Jean-François Bizot, Michel Antoine Burnier et Léon Mercadet. Ils te font certainement fête, heureux de ton retour et moi je suis immensément triste. Mais il était inévitable que la famille se reconstitue, que le clan du 33 rue du Faubourg Saint Antoine se regroupe. Tu n’avais, d’une certaine manière, jamais réussi à les quitter. Nous en avons bien ri quand, en 1986, au moment de la création de l’Agence VU, tu avais décidé de venir participer à cette aventure au sein de Libération et que, au dernier moment, tu n’avais pas pu, tu avais reculé, tu étais restée à Bastille et n’avais pas rejoint Barbès.

Oui, nous en avons ri, de ce rire éclatant que tu faisais sonner et vibrer, reconnaissable entre tous, comme ta voix de fumeuse que tu pouvais hausser, et il fallut le faire plus d’une fois dans cet Actuel dont tu étais un peu la maman, une rare femme dirigeante.

Tu avais quitté L’Express pour rejoindre tôt cette aventure alternative qui, sur fond joints et de rock, de Peace and Love et de robes à fleurs changeait le monde d’abord dans la vie de chacun. Tu y fus maquettiste avant de devenir directrice de la photo et, quand, en 1979, le magazine devint « nouveau et intéressant » et écrivit parmi les plus belles pages du nouveau journalisme à la française, tu sus, mieux que quiconque, trouver les points de vue qui devaient fonder et accompagner cette façon de regarder le monde. Je pense bien sûr à “tes” photographes salariés, à Alain Bizos dont tu défendis toujours les récits en images, à qui tu confia le soin de réaliser des couvertures historiques comme celles de Nina Hagen, à Daniel Lainé que tu accompagnas sans répit dans son enquête sur les derniers rois africains et tant d’autres aventures. Mais je pense à tous ceux, aujourd’hui bien souvent connus, à qui tu fus la première à faire confiance, à qui tu passas commande, que tu accompagnas, que tu engueulas, que tu invitas à boire un verre au milieu d’un editing, avec qui tu passas des nuits à parler et regarder, à mettre en forme. Ta curiosité, ta capacité à regarder comment les autres voyaient autrement et bien, ta générosité, ton refus des conventions font que tu nous a concocté un patrimoine photographique français qui n’est pas des moindres. Dans le domaine de la couleur, entre autres, quand le champ était d’une pauvreté rare. Alain Bizos, Denis Darzacq et ses nuits, pour ne citer que ceux-là et dire à quel point tes goûts étaient éclectiques et ton ouverture grande. Je pourrais en citer tellement.

La retraite, tu n’as jamais connu, même quand il n’y a plus eu le journal. Trop besoin de ces yeux qui regardaient le monde et que tu aimais, que tu aimais plus que tout et que tu as soutenus jusqu’au bout au moment où, moribonde, la presse nous désespérait de son abandon total d’ambition visuelle. A Arles, « La nuit de la photo » a été pour toi une façon formidable de donner à découvrir autant que de soutenir. Avec exigence et légèreté, avec ta gouaille et ton franc parler, tes enthousiasmes jamais démentis, ta délicieuse mauvaise foi, ton envie intacte d’agir, d’avancer, de montrer, de partager. Tu as exporté ces projections jusqu’au Cambodge où l’on s’en souvient bien, où l’on se souvient de toi et où il y a toujours, au Marché soviétique, ces toiles cirées dont tu t’étais entichée.

Plein de souvenirs, tant de souvenirs, trop de souvenirs. Ceux des complicités avec le magazine, des collaborations entre VU et Actuel, des séjours annuels à Arles, des fêtes, des bombances, des grands verres, de l’amitié profonde, indéfectible. Sentiment aujourd’hui, aussi fort que cette amitié, d’une époque qui prend l’eau, jusque dans nos mémoires. Une étape, un moment, importants, essentiels peut-être.

Parmi ces souvenirs il en est un, que  je ne sais plus dater mais qui remonte au début des années quatre-vingt, qui revient là, lumineux. Je ne sais plus quel avait été le prétexte, un Mois de la Photo à Paris peut-être, ou simplement le résultat de nos interminables discussions sur ce qui se passait dans le monde de la photographie, mais Actuel, sous ton impulsion, avait décidé de publier un supplément consacré à la photographie mise en scène. Un numéro précurseur dans lequel Pierre et Gilles côtoyaient Bernard Faucon et Sandy Skoglund et pour lequel vous m’aviez envoyé à New York interroger une jeune artiste qui avait produit une étonnante série d’autoportraits en référence aux films de série B et aux feuilletons télévisuels. C’était Cindy Sherman et c’était sa première interview en France. C’était aussi, mais ni toi ni moi ne pouvions le savoir, l’un des plus beaux cadeaux que tu m’aies fait.

Pour tenter de cautériser la tristesse je passerai du temps à La Maison Rouge, en pensant fort à toi. Il y a plein de nos amis qui y sont exposés pour L’Esprit Français,  Contre-cultures 1969-1989.

Voilà, ma Claudine.

Je t’embrasse fort,

Christian

Aujourd’hui commissaire indépendant, Christian Caujolle a notamment été directeur de la photographie au journal Libération, a créé l’agence VU’, et enseigne à l’École Nationale Supérieure Louis Lumière, à Paris.

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