Ce fut l’un des mails les plus inattendus de l’été. Il disait : « Bonjour, j’étais avec Gilles Caron en Irlande il y a 50 ans, j’ai des images : vous intéressent elles ? »
Bien sûr ! Les voici ainsi que leur histoire, par leur auteur Charles Habib.
Il y a exactement 50 ans, en Juillet 1969, j’avais 20 ans et venais d’obtenir mon bac.
Deux ans auparavant, j’avais commencé la photo et publié, en parallèle à mes études, quelques reportages dans un magazine local.
J’ai proposé au rédacteur d’aller en Irlande du Nord où les émeutes entre catholiques et protestants étaient quotidiennes et de plus en plus violentes. Arrivé à Belfast début Août, je suis parti le 12 à Londonderry pour le « Jour des Apprentis », un défilé annuel protestant considéré par les catholiques, majoritaires dans cette ville, comme une grave provocation.
Au début la parade s’est déroulée sans heurts mais quand elle a longé le quartier catholique du Bogside, les jets de pierres et les cocktails Molotov ont commencé à pleuvoir. Les affrontements entre les manifestants catholiques et les forces de l’ordre protestantes ont duré 3 jours et détruit une bonne partie du quartier ; le 14 en fin d’après-midi, une compagnie de l’armée anglaise relevait la police locale mettant un terme provisoire aux violences.
Au début de la parade, j’ai rencontré Gilles Caron qui venait d’arriver pour couvrir l’évènement. Je me rappelle ma surprise et ma joie quand il s’est présenté, car je suivais et admirais énormément son travail. Il a eu probablement de la sympathie pour le gamin que j’étais et accepté ma présence.
J’imaginais que l’auteur de toutes ces photos extraordinaires était une force de la nature, mais c’était le contraire : Gilles Caron était de petite taille et très mince, presque fragile, il avait un visage fin aux traits marqués et une voix douce. Il ressemblait plus à un jeune étudiant qu’à un baroudeur chevronné. Avec le temps j’ai beaucoup oublié, par exemple la couleur de ses yeux ou nos rares discussions car nous parlions peu, courrions beaucoup, photographions encore plus et pendant les rares moments de calme nous somnolions dans la voiture d’un confrère. Nous avons dû passer une ou deux nuits dans un hôtel mais je n’en ai aucun souvenir. En revanche, je me rappelle sa gentillesse, son calme en toute circonstance et aussi… son impatience quand il ne se passait rien : faut-il rester plus longtemps ? Est-ce que c’est fini ou va-t-il se passer encore quelque chose ? Peut-être que je pars quitte à revenir ?
Finalement, un ou deux jours après l’arrivée des troupes britanniques, il est parti à Prague photographier l’anniversaire de la répression du « Printemps de Prague ». Ses images d’Irlande et de Prague ont fait une bonne partie du numéro de Match cette semaine-là.
Avoir été aux côtés de Gilles pendant quelques jours dans un pays étranger où nous ne connaissions personne a été une chance extraordinaire pour le tout jeune photographe que j’étais.
Tout ce que je sais sur le photojournalisme, je l’ai appris en le suivant dans les combats, en observant quand et comment il photographiait. Pour lui, il n’y avait pas d’images sans s’immerger totalement dans l’évènement, au plus près des protagonistes, car les photos faites en sécurité derrière un télé sont sans émotion. A cette époque seuls McCullin, Burrows et quelques autres partageaient cette idée.
Fin août je suis rentré à Genève.
En 1973, après une maitrise en économie et des reportages pour les magazines suisses, j’ai commencé travailler pour Gamma.
L’écrivain Céline a dit en parlant du métier de chroniqueur :
« Si vous ne mettez pas votre peau sur la table, vous n’avez rien »
Gilles Caron est mort 8 mois plus tard, le 4 Avril 1970, en reportage au Cambodge
Charles Habib 12.8.2019