C’est Philippe Lutz qui tient ce mois ci et à sa demande la chronique d’Alain Hardy consacrée à l’histoire des livres de nus en photographie !
L’exposition la plus remarquée en Alsace avant la Première Guerre mondiale est sans conteste celle organisée en 1906 par le Photographischer Klub Strassburg. Un lieu prestigieux – les salons du château Rohan –, 600 tirages, une inauguration en grande pompe, un catalogue illustré, une excellente couverture médiatique : tout contribuait à en faire un événement important. Son maître d’œuvre était un certain Hermann Ludwig von Jan. Il exposait à lui seul plus de 200 tirages, parmi lesquels plusieurs dizaines de grands nus féminins : du jamais vu à cette date en Alsace, et sans doute de quoi donner à la manifestation un petit parfum de scandale…
Qui est ce von Jan ?
Né à Francfort en 1851, Hermann Ludwig von Jan s’installe en 1881 à Strasbourg, où il vivra jusqu’à son décès en 1908. Professionnellement, c’est un historien, auteur d’une bonne dizaine de livres dont plusieurs ont trait à l’histoire et à la culture alsaciennes. Pour ce qui est de la photographie, c’est un amateur passionné, qui se consacre presque exclusivement au nu.
On commence à suivre sa trace au début des années 1900, où il expose dans divers salons. L’écrivain Bernard Shaw notamment remarque son travail, qu’il compare à celui du peintre Jean-Jacques Henner, belle référence… Notre homme est publié pour la première fois en 1902 dans un ouvrage collectif de Charles Klary, La photographie du nu, aux côtés des meilleurs spécialistes de l’époque : Le Bègue, Bergon, Lemoine, Boissonnas, Demachy, Puyo, le comte de Clugny, etc. Son activité dans ces années 1902-1903 est intense. Il expose un peu partout en Europe, essentiellement des nus : Londres, Graz, Nice, Brême, Hambourg, Saint-Pétersbourg, etc. Il remporte médailles et diplômes, apparaît beaucoup dans les comptes-rendus critiques.
Mais les choses deviennent vraiment sérieuses en 1904. En collaboration avec un historien de l’art, Bruno Meyer, il publie, en deux volumes, un livre novateur : Das lebende Modell. Alors que jusqu’ici la plupart des livres de nus se cherchaient des prétextes – ouvrage destiné « aux mères, aux médecins et aux artistes », livres montrant les types humains ou l’inadéquation de la mode au corps féminin –, von Jan publie un des premiers livres de nu artistique qui se revendique comme tel. Le rapport texte/images est novateur : les photographies (33 sont de von Jan, et 7 de Hans Hildenbrand) n’illustrent pas le propos de Bruno Meyer, c’est le texte ici qui commente les photographies. Les tirages en autotypie, collés sur planches de couleur prune et protégés par des serpentes, montrent des jeunes femmes photographiées en studio ou en plein air. Le ton est encore assez pictorialiste. Tout concourt à faire de l’ouvrage un objet de luxe : le très grand format (40 x 30 cm), la qualité du papier, le procédé d’impression en deux couleurs.
On pourrait imaginer que von Jan goûtera un repos mérité après ce coup d’éclat éditorial. Il n’en est rien. Cette même année 1904, sortent trois autres ouvrages. L’un est un livre financièrement plus abordable, Weibliche Schönheit, qui présente 62 photographies. Un autre se présente sous la forme d’une nouvelle édition de luxe, Weibliche Grazie, en cinq volumes reliés à la japonaise. Von Jan y signe 38 des 100 photographies, à côté de 7 autres photographes dont plusieurs étaient présents dans le livre de Klary. Enfin, dès le mois de juin, est lancée une traduction française de Weibliche Schönheit, en 25 livraisons. Publiée sous le titre de La grâce féminine, l’édition est largement augmentée : von Jan y montre 160 photographies, complétées de 56 photographies de différents auteurs. Tous ces ouvrages font l’objet de campagnes publicitaires, tant en Allemagne qu’en France, et même aux États-Unis. Si le nombre des photographies de von Jan s’est beaucoup accru d’une publication à l’autre, son répertoire aussi s’est enrichi de nouvelles photographies, faites en plein air, notamment dans les paysages enneigés des Alpes.
Enfin, comme si cette frénésie éditoriale ne suffisait pas à son bonheur, von Jan va également changer de vie. Veuf depuis 1894, il aime se promener dans les Vosges avec son fils Eduard et loge souvent dans une ferme de Lautenbach-Zell. Il s’amourache de la fille de la maison, Mélanie, l’envoie à Londres pour y parfaire son éducation et la rejoint pour l’épouser le 25 août 1904. À l’occasion de leur voyage de noces, le couple découvre l’archipel des îles Scilly – les Sorlingues –, à la pointe de la Cornouaille. C’est le coup de foudre pour ce bout du monde, aux paysages de paradis et aux tempêtes redoutables. Un coup de foudre qui va réorienter le travail photographique de von Jan, et sceller leur destin.
En 1905, tandis que paraît une réédition augmentée de Weibliche Schönheit, en deux volumes ou 25 livraisons, von Jan poursuit son activité à un rythme soutenu. Il expose, entre autres, à Paris, Marseille, Vienne, Darmstadt, et initie Mélanie à la photographie. Dès le printemps, le couple retourne aux Sorlingues, où il s’est lié d’amitié avec plusieurs autres photographes. Les côtes rocheuses de St Mary’s fournissent à von Jan une nouvelle source d’inspiration. S’il ne publie pas de nouvel ouvrage en 1906, il se consacre à la grande exposition strasbourgeoise évoquée plus haut, et remporte en 1907 le premier prix d’un concours organisé par le mensuel Die Schönheit, dont le fondateur est un militant infatigable de la culture du corps libre et du naturisme. Ses photographies montrent à présent des nus en relation avec la force brutale de la mer, loin de ses premières œuvres pictorialistes.
En 1908, dès le printemps, comme chaque année, le couple retourne à St Mary’s. Courant septembre, von Jan raccompagne à Londres son épouse qui rentre chez eux. Sans doute le couple se rend-il à l’inauguration de l’exposition annuelle de la Royal Photographic Society, où Mélanie expose pour la première fois. Elle part seule ensuite pour Munich, tandis que von Jan reste aux Sorlingues. Le 13 octobre, c’est le drame. Alors qu’il est sorti pour traquer la vague, et sans doute faire des photographies de nu, son chapeau est repéré, flottant sur les vagues, par une jeune femme qui l’accompagne. Elle court appeler des secours, on part à la recherche du disparu. Le lendemain, on découvre le corps de von Jan, échoué sur la plage. Sa passion l’a emporté. La presse anglaise, les Strassburger Neueste Nachrichten et de nombreux titres de journaux photo rendent compte largement de sa disparition. Mélanie revient à St Mary’s pour enterrer son mari.
Même si la maison d’édition Verlag der Schönheit a continué de diffuser ses nus au cours des années 1920, l’œuvre de von Jan est aujourd’hui tombée dans l’oubli. Elle mérite d’en être tirée à plusieurs titres. Avec la publication de ces ouvrages, qui donnent à voir plus de 200 photographies de nus différentes, H. L. von Jan est en effet un des initiateurs majeurs d’un genre nouveau qui fera florès dans l’histoire de l’édition : le livre de nu artistique. À ce titre, via son réseau de critiques et d’éditeurs, il a contribué à la notoriété de plusieurs photographes de nus avec lesquels il partage certaines publications. Sa vision du corps féminin, d’abord esthétisante, dans un « style français », s’inscrit peu à peu dans le mouvement allemand de la Lebensreform et de la Freikörperkultur (FKK). Comme s’il avait fait le tour du nu pictorialiste, il finit par privilégier le nu « naturel », où il intègre ses modèles dans leur environnement. Il initie ainsi une pratique photo étrangère à tout érotisme, assez différente de celle du « trio de nudistes », Le Bègue, Lemoine et Bergon, dont le regard sur le corps est plus savant et maniériste.
Philippe Lutz
Version courte d’un article initialement publié dans La Revue de la Bibliothèque Nationale Universitaire de Strasbourg.
L’article complet est disponible ici : https://journals.openedition.org/rbnu/6177