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Harry Gruyaert, couleur, est et ouest

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A une époque où l’Est et l’Ouest étaient divisés politiquement et économiquement, la quête de la lumière et de la sensualité amène le photographe belge Harry Gruyaert à saisir les couleurs de deux mondes très différents : le brillant éclat de Las Vegas et de Los Angeles en 1981 et la retenue austère de Moscou en 1989, juste avant la chute de l’Union soviétique. Harry Gruyaert : East / West, publié chez Textuel, est un voyage remarquable de contrastes et de contradictions maintenant publié dans deux volumes décapés. L’ouvrage reproduit près de cent photographies de ces deux séries, dont soixante-dix images inédites.

La couleur et la lumière sont tout ce que nous voyons. Elles sont tout ce que nous pouvons voir. Que nous soyons affamés de plaisir sensuel ou de compréhension, la couleur et la lumière constituent d’inépuisables ressources, et parfaitement imprévisibles.

La plupart des photographes ont leur lumière préférée. Ils la créent en studio ou la recherchent dans des rues familières aux moments de la journée qu’ils affectionnent. Très peu ont manifesté la capacité d’Harry Gruyaert à produire des images en couleurs remarquables avec n’importe quelle lumière et n’importe quelles couleurs, dans le monde entier. Sous les nuages bas de la ville gris vert de Galway en Irlande. Dans l’atmosphère orange et brûlante d’une matinée à Marrakech. Devant le ciel céruléen d’un été égyptien.

Dans les orages bleu acier de la côte belge. Gruyaert est revenu de tous ces lieux avec des images exceptionnelles. Et puis il y a la lumière artificielle : les flaques de néon rouge d’un magasin de vêtements bon marché, la lueur opalescente d’un café parisien, les bandes lumineuses bleu vert de toilettes publiques. Aucune couleur ni aucun type d’éclairage ne lui est étranger. Tous ont leur beauté propre, à condition de pouvoir la voir, et la saisir. Comment imaginer un contraste coloré plus saisissant qu’entre la sursaturation de la Californie – « l’Ouest » – et la palette affadie d’une Union Soviétique épuisée – « l’Est » ?

Né en Belgique en 1941, Harry Gruyaert a étudié la photographie et le cinéma, puis commencé à faire des photographies en couleurs à Paris, sa ville d’adoption, au début des années soixante. À la fin des années soixante-dix, il avait voyagé dans le monde entier et prouvé, du moins à lui-même, qu’il n’y avait pas de limite à ce qu’on pouvait faire avec l’équipement le plus simple : un appareil photos 35mm et un film Kodachrome. À cette époque, très peu de travail valable réalisé en couleurs était exposé, et encore moins publié. Le Guide de William Eggleston fut publié en Amérique en 1976, et le livre Kodachrome de Luigi Ghirri en 1978. La photographie couleur intéressante du point de vue artistique entamait sa montée en puissance, mais sans encore bénéficier de sa renommée actuelle. En Europe comme en Amérique, la poignée des coloristes ambitieux travaillaient toujours dans une solitude relative.

Cette situation n’était pas sans avantages. Gruyaert avait ses héros, surtout Henri Cartier-Bresson et Lee Friedlander, mais ils utilisaient presque exclusivement le noir et blanc. Pour la couleur, Gruyaert s’inspira de la peinture des maîtres anciens comme Breughel et Goya, Matisse et Bonnard, mais aussi d’artistes du pop art comme Nam Jun Paik et Robert Rauschenberg. La photographie couleurs la plus sophistiquée qu’on pouvait alors voir sans problème était le cinéma. Nullement gênés par les mauvaises technologies d’impression des tirages couleurs, les cinéastes avaient réussi à promouvoir la cinématographie couleurs, techniquement et esthétiquement, depuis son invention à la fin des années trente. Aucune image imprimée ne pouvait rivaliser avec la beauté et la puissance communicative des meilleurs films en couleurs. Le préféré de Gruyaert demeure Le désert rouge, premier film en couleurs de Michelangelo Antonioni, sorti en 1964.

En 1981 il traversa les Etats-Unis en voiture et découvrit Las Vegas. Il proposa à l’éphémère magazine Geo, le rival du National Geographic, de travailler sur Las Vegas. Alice George, la directrice artistique de Geo, aima cette idée et passa commande à Gruyaert. Ce fut comme d’envoyer un gosse dans un magasin de bonbons. Il s’envola pour Los Angeles via New York. Là il explora cette ville gigantesque en voiture et avec son appareil, avant de parcourir les quatre cents kilomètres vers le nord-est et Las Vegas. Indépendamment des objectifs de sa mission, la réaction de Gruyaert fut indirecte. Il évita le spectacle facile des néons, le charme des avenues nocturnes, la séduction des casinos. Il choisit plutôt de photographier Las Vegas de jour, telle que la révélait la lumière moins surfaite du soleil.

Toute l’iconographie familière y est. Les voitures, les autoroutes, stations-service, piscines, motels et malls. Les centres commerciaux alternent avec les lignes filant vers le point de fuite d’un avenir non spécifié. Même si Gruyaert photographia des groupes de gens dans ces décors, l’impression domine d’individus solitaires, diminués par l’échelle de l’architecture, marchant d’un lieu à un autre sans qu’on ait la moindre idée de leur but. Souvent, les photographes d’observation sont eux-mêmes des personnages solitaires, jamais sûrs de leur objectif, espérant que quelque chose arrive. Par une sorte d’empathie, ils photographient des gens qui partagent une même situation existentielle ou marginale. Mais être attiré par cela dans une ville si explicitement consacrée à la poursuite des plaisirs est un acte, conscient ou pas, de mise à distance. Voire de méfiance.

Au-delà de la séduction visuelle, il y a là, comme dans presque toutes les images produites par Gruyaert, une évidente mélancolie. Et puis de la déception. On discerne une sorte d’élégie, suscitée par une promesse non tenue ou compromise par les distractions du jour. Une belle photographie de la solitude ou de l’aliénation a parfois une vertu rédemptrice, mais elle n’annule jamais la souffrance et n’efface jamais les réalités sociales. Malgré tout le plaisir que nous prenons aux photographies de Gruyaert, malgré toutes ces joyeuses couleurs, ce sont des descriptions douces amères. Sans surprise, Geo ne publia jamais cette série consacrée à Las Vegas. Au fil des ans, seule une poignée de ces images fut visible dans des livres et des expositions. Ce n’est qu’aujourd’hui que nous pouvons revisiter l’intégralité du travail de Gruyaert et le regarder d’un œil neuf.

En 1989, il compta parmi les photographes qui acceptèrent une invitation à travailler à Moscou. Ce devait être un échange, des photographes soviétiques venant à leur tour à Paris. Il voyagea avec son ami et collègue de Magnum, Josef Koudelka. Ce fut le premier séjour de Gruyaert derrière le rideau de fer, et le premier de Koudelka après son départ de Tchécoslovaquie en 1968. Un nouveau membre de l’agence Magnum, le russe Georgui Pinkhassov, était aussi présent. Ce projet informel commença en avril et se poursuivit durant les festivités liées à la fête du travail. Gruyaert travailla comme à son habitude, faisant confiance à ses yeux, attentif aux changements de couleurs et d’atmosphère.

La situation évoluait vite en URSS, et quand l’histoire accélère soudain, l’issue est incertaine. L’ordre ancien s’effondrait, une chute précipitée par les réformes du président Mikhaïl Gorbatchev. Le 25 mai, le Congrès démocratiquement élu des représentants du peuple siégea pour la première fois, mettant un terme aux pouvoirs bureaucratiques de l’empire soviétique. (Rétrospectivement, ce fut un très bref état de grâce, avant que le pays ne soit de nouveau pillé et vandalisé par la cupidité des oligarques émergeants et la destruction des dernières institutions sociales.) Gruyaert était alors reparti. Après dix journées consacrées à une observation fructueuse et une centaine de rouleaux de sa Kodachrome préférée, il rentra à Paris comme prévu.

Il est frappant que ces images de Moscou soient plus peuplées que celles réalisées par Gruyaert à Las Vegas. Ces prises de vues de groupes informels dans les rues soviétiques comptent parmi les plus complexes et les plus étonnantes qu’il ait réalisées au cours de sa longue carrière. Dans le chaos d’une scène de marché, il extrait une composition d’une justesse tellement surnaturelle qu’on se demande ce qu’il regardait au juste durant ces brèves secondes où son œil était rivé au viseur. Cet instant est fixé pour toujours, même si personne ne comprendra jamais comment les choses ont bien pu s’organiser ainsi.

Le travail d’Harry Gruyaert au cours des années soixante-dix et quatre-vingt était en avance sur son époque, et le public a mis un certain temps à apprécier à sa juste valeur ses réussites artistiques. East/West inclut seulement une infime partie de cette œuvre remarquable. Il y a encore beaucoup à découvrir parmi les milliers d’images qu’il a prises.

Comme les autres maîtres de la couleur toujours en activité (William Eggleston, Stephen Shore, Guido Guidi, Joel Sternfeld, et bien d’autres), Gruyaert est considéré comme à la fois un photographe contemporain et une figure marquante du passé récent, riche et négligé, de ce médium. Mais lorsque nous réagissons à une image, nous y réagissons maintenant, et peu importe quand elle a été prise. Il n’y a pas de voyage temporel. Toutes les bonnes photographies sont, profondément, contemporaines.

 

David Campany

David Campany est un écrivain spécialisé en photographie. Ses essais ont été publiés dans de nombreux ouvrages et il apporte régulièrement sa contribution à Aperture et Frieze. Son projet itinérant A Handful of Dust a été publié en 2015 et exposé en 2017 à l’espace Le Bal, à Paris, ainsi qu’à la galerie Whitechapel, à Londres.

 

 

Harry Gruyaert : East / West
Publié par les éditions Textuel
65€
 
http://www.editionstextuel.com/

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