De son vivant Guy Bourdin a toujours refusé de publier des livres. Pour ce photographe de mode hors norme l’image imprimée devait se voir dans les magazines, comme Vogue auquel il collaborera de 1955 à 1987, ou dans les publicités comme celles qu’il réalisé pour Charles Jourdan de 1967 à 1981, et nulle part ailleurs ! Depuis sa mort, le 29 mars 1991 à l’age de 62 ans, Samuel Bourdin, son fils, veille à la mémoire paternelle ; déjà trois livres ont été publiés : Exhibit A un aperçu en cent images de l’œuvre, Guy Bourdin le catalogue de la rétrospective partie de Londres en tournée ensuite à Paris au Jeu de Paume, puis en Australie et Chine et enfin un petit livre, plus intimiste regroupant des polaroids, 67 Polaroids.
Et voici la réédition de A Letter for you, pubié en deux volumes sous coffret par Steidl en 2006. Un livre d’un genre particulier : un livre avec des sentiments ! Un nouvel exercice de genre, entre étude de fond et souvenirs, un éclairage inédit sur l’un des plus grands créateurs d’images. Le genre de génie dépassé par la légende voire le mythe qu’il était temps de présenter sous son véritable aspect : un homme, un être humain ! Un livre signé par l’un de ses modèles fétiches : Nicole Meyer.
Née à Los Angeles, en 1959, d’un père français et d’une mère américaine, à 12 ans ses parents s’installent à Paris, une vie tranquille sous le signe des études, et de la danse l’attend jusqu’au jour où elle croisa Guy Bourdin par le fruit du hasard. Pendant trois années denses, de 1977 à 1980, elle travaillera quasiment uniquement pour Bourdin, enchaînant rédactionnelles et publicités, studio et extérieur , d’un publi-rédactionnel sur les imperméables au calendrier Pentax. Elle assistera ainsi, aux premières loges, à l’élaboration d’une œuvre unique.
Rencontre avec Nicole Meyer dans un restaurant toulousain… en février 2006 pour cette interview publiée la même année dans Vogue Paris.
Comment avez-vous rencontré Guy Bourdin ?
« J’étais danseuse classique et à l’âge de 16 ans et demi, j’ai vu une petite annonce salle Pleyel, où j’avais mes cours, pour recruter des danseuses –mannequins pour aller faire des défilés au Japon. J’ai donc ainsi passé quelques semaines là-bas et de retour à Paris j’ai signé dans une agence qui a fait vite faillite. Un jour, ils m’ont envoyé chez Guy Bourdin. Comme j’avais une bouille ronde et les cheveux bouclés, les bookers pensaient que ça marcherait. Je me suis pointé avec trois tirages comme book à son studio, rue des Ecouffes dans le Marais. Il m’a reçu sur le champ, très gentil, calme, très doux. Je ne savais pas du tout qui il était. La mode était et un monde très lointain pour moi. Il a passé quelques minutes à regarder mes pauvres tirages et m’a demandé de voir ma carte d’identité. La semaine suivante, il m’a appelé pour une série dans Vogue, et voilà c’était partie !
Vous vous rappelez votre première séance ?
C’était pour une promotion pour les imperméables. J’en suis sortie complètement trempée. J’avais la tête coupée, je l’ai eu souvent coupées dans les premières images. J’avais l’impression qu’il me testait afin de voir mon pouvoir de résistance.
Quel genre de mannequin aimait il ?
Genre naturelle, américaine, saine. Avec des joues, pas très grandes, je faisais 1m75. Il aimait bien prendre des débutantes ou des gens de son entourage comme des amies ou assistantes. J’ai aussi beaucoup travaillée avec la sœur aînée, Alexis, des sœurs Debbie et Janice Dickinson, elle était pas du tout modèle, mais journaliste.
La légende veut qu’il était très dur avec les mannequins ?
Non ce n ‘était pas une légende, mais avec moi ce n’était pas le cas. Peut être aussi que je venais du milieu de la danse et que j’avais une autre éthique du travail…Il ne m’a jamais demandé des poses très difficiles, bien sûr il fallait tenir des poses longues. Il était très poli, assez paternel !
La plupart du temps je travaillais seule avec lui. De temps en temps il y en avait d’autres…Il aimait les « étincelles » entre mannequins, mais comme je suis d’un caractère assez facile.
Le maquillage était très important ?
Le maquillage était très typé : pommettes bien marquées, des cernes intenses avec beaucoup de rimmel, de faux cils. Une bouche bien rouge. Il passait énormément de temps avec Heidi Morawetz, sa maquilleuse, dans l’élaboration de la photo.
Comment se déroulait la séance ?
Ses idées étaient précises. Il avait en permanence avec lui des cahiers où il écrivait ses idées, il faisait toujours avant un croquis. Il parlait beaucoup avec l’assistant. Parfois il faisait construire de grands décors comme une énorme boite de chaussures. C’était souvent Icaro, l’assistant, qui réalisait les décors, parfois il y en avait d’autres pour lui donner un coup de main.
Il y avait une atmosphère assez spéciale, assez familiale. Il n’y avait pas de pression de temps, on pouvait passer de la matinée à tard le soir à faire une image.. Aujourd’hui, ce ne serait plus possible. Il y avait aussi Valentin pour les cheveux. Il y avait toujours des amis qui passaient, il y avait toujours du vin et du saucisson. Ce n’était pas organisé comme maintenant, c’était surtout à la bonne franquette ! Quand on allait chez lui à La Chapelle-sur-Dun en Haute Normandie, c’était très familial : on dormait tous dans sa petite maison. Je me souviens qu’il y avait un de ses copains, qui faisait des fritures de fleurs (à manger avec du sucre !) qu’il cueillait dans les champs, ça m’a marqué !
Il y avait de la drogue ?
Non pour l’époque il y en avait très peu, quelques pétards de temps en temps. C’était surtout du vin ! .
Il n’y avait pas de styliste ?
Pour Jourdan c’était Heidi, elle faisait le maquillage et le stylisme. Sinon pour Vogue, il travaillait beaucoup avec Patrick Hourcade
Vous écoutiez de la musique ?
Oui tout le temps : Devo, Earth Wind and Fire, Ian Dury, Grace Jones, Blondie…c’était très varié ! Moi je passais mon temps à danser !
Vous avez quand même travaillé avec d’autres photographes ?
Oui avec Paolo Roversi et Peter Lindbergh et aussi Toscani.
J’ai commencé à être demandée quand j’ai arrêté…
Jamais Helmut Newton ?
Non, je n’avais pas le côté amazone qu’il recherchait, et puis j’avais des petits seins ! Je ne sais pas si il y a eu des modèles qui ont travaillé avec les deux, je n’en suis pas sûr !
C’était différent le métier de mannequin d’aujourd’hui ?
Il y avait comme aujourd’hui des go sees mais c’était très artisanal. Mon book n’était que des photos de Guy Bourdin, ce n’était pas un problème pour les autres photographes mais plus pour les rédactrices. Pour elles j’étais trop typée dans le style de Bourdin avec toujours ce maquillage très intense. Ce n’était pas très naturel. Ils avaient du mal à me voir autrement.
Qu’elles étaient vos relations en dehors des séances de prise de vue?
Elles étaient strictement limitées aux shootings…il y avait une grosse différence d’âge, j’avais 17 ans quand on a commencé et lui 49 !
Aimait-il la mode ?
Je crois oui, mais je ne pense pas qu’il suivait les défilés. Il aimait ce que faisait Karl Lagerfeld, mais il était quand même en retrait dans son propre univers. Il n’était pas dans la machinerie de la mode, mais quand un vêtement ne collait pas à son idée de la photo, il le faisait savoir tout de suite ! Un vrai esthète ! Mais je ne crois pas qu’il respectait la mode dans ses photos, bien que cela soit des photos de mode, la mode est secondaire !
Il vivait comment ?
Il gagnait très bien sa vie avec la publicité, mais il vivait simplement. Quand plus tard, il a fait la pochette de notre dernier disque, Out of Blue, il m’a invité chez lui, rue du Pélican entre Louvre et Rivoli, c’était simple, un 5em étage sans ascenseur. Un grenier duplex avec un escalier central. Et je me souviens qu’il avait un atelier pour peindre, il y avait une ou deux toiles en préparation. C’était très méticuleux. Il peignait toujours.
Vous êtes parti aussi deux mois aux Etats-Unis, en décembre 77/janvier 78, pour une longue séance…
Il y avait beaucoup de photos à faire : il y avait la campagne Jourdan, Vogue, Bloomingdale (pas le fameux catalogue qui était avec Rita et les sœurs Dickinson), Calvin Klein,… C’était un véritable road-trip à travers les Etats-Unis. On a atterris à Houston, il a acheté, à mon nom, une Cadillac, noire et un van et on est parti avec Heidi, Valentin, Katia la femme de femme de Valentin qui était aussi styliste coiffeuse et un jeune assistant. Puis on est resté au Fontainebleau hôtel en Floride et on a sillonné pendant un mois Miami qui n’avait rien à voir avec ce que c’est aujourd’hui. A Miami, il y avait Maxi, un autre mannequin…. Pendant que l’on faisait le make up à l’hôtel lui partait faire des repérages et revenait nous chercher ! Un jour à Miami, il a trouvé une vitrine avec des mannequins, il est revenu me chercher pour que je pose au milieu d’eux… Il prenait souvent des polaroids, ou il prenait des films qu’il faisait développer vite pour les repérages. Mais des fois, on ne faisait rien, il regardait le paysage, il avait envie de voyager et de ne rien faire d’autre…Il achetait des santiags, on se faisait des restaurants…Il flippait parce qu’il avait pris énormément de travail et que le temps commençait à changer, il pleuvait, c’était dramatique, il commençait à s’énerver !
Pourquoi ce livre ? Qu’elle est sa genèse ?
Au départ Samuel, le fils de Guy, m’a retrouvé pour me demander l’autorisation d’être en couverture de Exhibit A, le premier livre. Il savait que j’habitais vers la Bastille, mais j’étais déjà parti au Mexique. Il m’a retrouvé grâce à mon frère qui a une galerie à Saint Germain des Prés…Après il y eu la rétrospective au V&A à Londres organisée par Shelly Verthime. Petit à petit elle m’a demandé des informations sur des dates, des prises de vue…Une amitié s’est installée. On est vite venu à l’idée qu’il fallait aller plus loin dans la découverte de son œuvre, on a retrouvé encore beaucoup d’inédits, des polaroids d’images éditées, des textes, poèmes, dessins.
Connaît-on toute l’œuvre de Guy Bourdin ?
Il y une énorme quantité d’images, beaucoup que l’on ne connaît pas. Il faudrait beaucoup de temps à tout répertorier entre les archives basées à New York et celles à Paris…Une fois j’ai ouvert une boîte où était juste inscrit le nom de la marque Knoll et il y avait toute une série d’images d’une femme nue sur des coussins de couleurs…la série était superbe, inédite et j’ai mis du temps à me m’apercevoir que c’était moi ! Je n’avais plus aucun souvenir de cette séance. Il était très prolifique avec toujours des idées et il y a beaucoup d’images qui ont été refusées. Avec Vogue ou Charles Jourdan, il avait carte blanche, mais ses autres clients je ne suis pas si sure que cela .
Nous découvrons qu’il était aussi un grand amateur de poésie et qu’il écrivait beaucoup ?
Il écrivait tout le temps, des poèmes, il avait un coté très romantique. C’était en fin de compte, un grand littéraire. Il lisait énormément, ses auteurs préférés étaient Balzac et Edgar Alan Poe. Il était assez cultivé..quand on voyageait il voulait souvent aller visiter des musées. Il y a beaucoup de références picturales dans ses photos, comme l’hommage à Saint Sébastien ou je suis accroché en croix dans le jardin du château de Karl Lagerfeld avec les seins qui saignent…
Patrick Remy
Ouvrage
A Message for You
Guy Bourdin
Curated & written by Nicolle Meyer
Ed Steidl en français.
48€