Au moment où l’on célèbre les 50 ans de « Mai 68 », le photographe témoin des prémices de ces évènements, Gérard-Aimé, est décédé le 11 mai 2018 dans l’après-midi. Il est le seul photographe à avoir immortalisé le 22 mars 68 qui consacra Daniel Cohn-Bendit comme le leader des étudiants. Il connaissait ce dernier et était ami avec lui depuis 1965.
Gérard Bois qui signait Gérard-Aimé, mon ami, est né le 18 septembre 1943 à Livron (Drôme). Fils d’un résistant qui l’a conçu clandestinement en pleine guerre, il s’engage très tôt avec les Jeunesses Communistes au lycée de Valence pour lutter contre la guerre d’Algérie.
Dans la dernière interview qu’il m’a accordée en juin 2016 alors qu’il était hospitalisé, il raconte qu’à 15 ans, il a été le témoin du froid tabassage d’un maghrébin totalement innocent croisé dans une rue de Valence par deux motards de la Police Nationale.
En 1965, il s’inscrit à la faculté d’Assas où règnent « les fachos », et milite à l’Union des Etudiants Communistes (UEC). Il sera attaqué par le GUD qui lui cassera un bras et vandalisera sa voiture. Il rejoint la toute nouvelle université de Nanterre encore en chantier pour intégrer la cité universitaire.
Comme de nombreux étudiants communistes, il quitte alors l’UEC pour les Jeunesses Communistes Révolutionnaires (JCR) fondées, entre autres, par Alain Krivine. En même temps, il crée le club photo de la cité universitaire de Nanterre et commence à photographier le campus et le bidonville qui le jouxte.
« A Nanterre, il n’y avait pas plus d’une trentaine de militants d’extrême-gauche en comptant tous les groupes ». En dehors des trotskystes, et de quelques maoïstes, Gérard-Aimé côtoie le groupe Rouge et Noir de Jean-Pierre Duteil et Daniel Cohn-Bendit. Ce qui lui permet de faire les premières photos de Dany le rouge.
« Au début à Nanterre, le mouvement n’était pas très politique. C’était un gros chahut. Cohn-Bendit préférait voir les matchs de foot et avec mon ami Francis Zamponi – qui deviendra journaliste à Libération – nous passions nos dimanches à la cinémathèque d’Henri Langlois où l’on entrait le matin pour ressortir à minuit.»
Fin 1967, début 1968, « Nanterre devient à la mode » se souvenait Gérard . « On a vu arriver Godard qui était notre idole et d’autres qui sont devenus célèbres. » Le 22 mars 1968, Gérard-Aimé, qui travaille comme pigiste pour l’agence APIS, est prévenu par une amie que la tour administrative de la faculté va être occupée.
« Mais ce soir-là, je devais couvrir pour APIS, le championnat de France de patinage artistique à Boulogne Billancourt ! Je fonce à Nanterre et j’arrive pratiquement à la fin de l’occupation. J’ai juste le temps de faire dix photos sans penser que cela allait être une date importante. »
Il continue à photographier Nanterre, en particulier les graffitis situationnistes jusqu’au moment, où tout se déplace vers la Sorbonne. Gérard va continuer à couvrir toutes les manifestations et les barricades. Il se fera matraquer par la police malgré son brassard de presse…
Je connais Gérard depuis notre rencontre au tout début des années 1970. Il était alors un photographe professionnel (CP 27 867) publiant dans l’Idiot International de Jean Edern-Hallier et, grâce à Marc Kravetz, dans le Magazine Littéraire de Jean-Jacques Brochier. Avec deux Leica autour du cou, un imperméable façon Humphrey Bogart et une voiture de sport, une Alpine Renault bleu France, il avait fière allure et impressionnait le jeune journaliste que j’étais.
En pareil équipage, il livre tous les jours son travail à la rédaction du J’accuse de Simone de Beauvoir à celle de Rouge ou Vive la Révolution (VLR) de Roland Castro, en passant par le service photo du Nouvel Obs que dirige Pierre Langlade, frère d’un de ses meilleurs amis, Xavier Langlade, militant à la JCR dont l’arrestation avait provoqué l’occupation du 22 mars.
Il fallut le travail de bénédictin de Patrick Fillioud pour démontrer avec Le roman vrai de mai 68 (Lemieux Editeur) combien ce témoignage visuel est aujourd’hui précieux. Les évènements de Nanterre ont été rapidement oubliés durant plusieurs décennies avant que la commémoration de cette année les remettent dans leur contexte.
Gérard-Aimé, qui a rencontré Horace, autre photographe quelque peu oublié de cette époque, obtient de la Fondation Stein quelque argent pour créer un labo photo destiné à apprendre les rudiments du photojournalisme à des militants d’extrême-gauche. On est dans une époque où l’on croit que l’information va libérer le monde !
Mais cela ne dure pas. Dans la foulée, les stagiaires et les deux photographes fondent un collectif, le Boojum Consort , un nom tiré de La Chasse au Snark, le texte de Lewis Caroll. Il y a là, entre autres, Jean-Pierre Pappis aujourd’hui directeur de l’agence de presse Polaris à New-York, Marc Sémo journaliste au quotidien Le Monde et votre serviteur.
Une fois encore l’argent manque. La concurrence entre Gamma, Sygma et Sipa, les trois grandes agences photo de l’époque, étrangle les indépendants.
Le Boojum Consort se rapproche de l’Agence de Presse Libération (APL) et nous fondons avec Serge July, la coopérative ouvrière de production Fotolib, la première agence de photo du quotidien Libération. Gérard en sera le Président directeur général de la création en 1973 à la fermeture en 1978.
Il ne se remettra jamais totalement de ce qu’il considérait comme un échec; mais également, et surtout de la solitude dans laquelle il s’est trouvé au moment de mettre la clé sous le paillasson et tenter de sauver le maximum de photos, souvent abandonnées là par leurs auteurs. Lassé des responsabilités, il ne reprit pas la photographie et travailla de nombreuses années comme secrétaire de rédaction du journal de la ville de Pantin avant de se retirer dans la maison familiale à Livron dans la Drôme.
Gérard-Aimé était plus aimé qu’il ne le pensait. Homme modeste, engagé, il était resté fidèle à lui-même et à ses amis, même à ceux qui l’avaient oublié.
Michel Puech
Michel Puech est un journaliste français contributeur de Mediapart, passé par Libération, et spécialiste de l’image depuis 1983. Il vit et travaille à Issy-les-Moulineaux.