A l’occasion de l’exposition Les Offrandes de Gao Bo à la Maison Européenne de la Photographie, L’Œil de la Photographie publie un entretien entre Jean-Luc Monterosso, directeur de l’institution, et l’artiste chinois.
Vous avez volontairement refusé toute proposition d’exposition qui s’offrait à vous. Pourquoi ce retrait ?
GB : Je pratique la photographie depuis 1985, cela faisait longtemps que j’avais envie d’ouvrir une parenthèse, d’opérer une mise à distance vis-à-vis de mon propre travail pour comprendre un peu mieux les moments clefs de ma vie, les mouvements souterrains ou les influences extérieures qui avaient façonné ma sensibilité. Ces sept années ont permis ce nécessaire travail introspectif. Elles ont également rendu possible une aventure formelle d’une totale liberté qui m’a amené à interroger mes propres limites, à travers celles du langage photographique. Prendre mon temps, être à l’écoute d’un rythme qui ne m’a été imposé que par les forces intimes qui font de tout acte de création une nécessité, c’est ce qui a permis à mon monde intérieur d’affleurer et de trouver force et densité dans les images, les dispositifs, les installations ou les performances que j’ai réalisés depuis. Me placer à la croisée des chemins de pratiques artistiques très diversifiées au sein desquelles la photographie n’est qu’une composante m’a par ailleurs permis de placer mon élan créatif dans un questionnement permanent sur l’image, dans une mobilité qui a eu la vertu de maintenir à vif mon désir d’explorer le champ des possibles.
JLM : Pour présenter ce nouveau travail, vous avez choisi Paris et la Maison Européenne de la Photographie. Pourquoi ?
GB : Je dis souvent à mes amis chinois que la France est comme un second pays et que Paris est comme une seconde ville natale pour moi. Depuis que j’ai découvert la France en 1990, je m’y sens bien. J’ai appris une deuxième langue et commencé une deuxième vie, en quelque sorte. Quant à la MEP, c’est pour moi l’endroit le plus emblématique pour la photographie en France. Même si, au regard de la taille de la plupart des mes œuvres, l’espace de la MEP peut paraître un peu limité, cette contrainte est pour moi un avantage dans la mesure où cela permet d’avoir un rapport plus intime avec les travaux exposés. Les espaces d’expositions sont atypiques, j’ai dû tenir compte de leurs particularités afin de tirer au mieux profit de cette proximité rendue possible avec les œuvres. J’ai par ailleurs bénéficié d’une liberté totale pour présenter mon travail, ce qui est particulièrement stimulant.
JLM : Vous avez séjourné longuement à Paris au début des années 1990, vous appréciez et connaissez parfaitement la culture française. En quoi cette culture peut-elle éclairer, pour le public parisien, votre démarche créative ?
GB : Je ne peux pas dire que je connaisse si bien que ça la culture française. Je l’aime, c’est certain, et je fais mon possible pour l’apprendre et tenter de la comprendre. J’apprécie autant les qualités que les défauts qui me semblent spécifiquement français. Ce qui est certain, c’est que je ne pense jamais à un public spécifique que je devrais satisfaire quand je produis une œuvre. Je ne travaille pas pour une culture donnée, je fais des images qui doivent pouvoir parler à chacun. Lors de mon premier séjour en France, au début des années 1990, j’ai beaucoup lu les philosophes des Lumières, notamment Voltaire et Rousseau. Ce mouvement de pensée me fascine, et a eu une influence considérable pour moi. Le fait même que j’ai pu recevoir cette philosophie, trois cents ans après, est une preuve indéniable de sa force et de son efficience. J’ai une soif naturelle inextinguible d’apprendre et de connaître. Je pense que d’une manière ou d’une autre cela doit se ressentir dans mon travail.
JLM : Aujourd’hui, la photographie semble tenir une place moins importante dans votre œuvre, qui s’oriente d’avantages vers les installations et les Arts plastiques. Comment expliquez-vous cette évolution ?
GB : Vous savez, Duchamp a commencé par le dessin et la peinture, de manière très académique, et à la fin de sa vie il restait presque sans rien faire ; entre ces deux états il y a l’invention du ready-made, c’est-à-dire l’un des plus importants bouleversements du XXe siècle dans notre rapport à l’œuvre d’art. Duchamp est un exemple absolu pour moi. J’ai toujours refusé de rentrer dans un système, un savoir-faire ou un style. Je veux faire ce qui me plaît, et je m’y suis toujours autorisé, qu’il s’agisse de photographie ou non. Je fais mon petit bazar, et cela me plaît. Je ne vois pas pourquoi je devrais me limiter à une technique ou à un medium. Je ne considère pas vraiment la photographie comme un métier, comme mon métier. Je pourrais être à la fois photoreporter, photographe de mode et portraitiste ! Je me sens tout ça à la fois, mais pas uniquement. Man Ray dans le fond était aussi comme ça. Ces dernières années, c’est vrai, mon travail s’est orienté d’avantage vers des installations et s’est éloigné de la photographie traditionnelle qui a été mon premier moyen d’expression. Mais peut-être que cela ne correspond qu’à une période, une phase, je n’en sais rien. Aujourd’hui j’ai envie de mettre un terme à cette période, d’explorer de nouveaux rivages. J’ai très envie d’aller vers la couleur, de me confronter à la couleur, ce qui serait très nouveau pour moi.
JLM : Le Tibet tient une place importante dans vos œuvres. C’est au Tibet que vous avez réalisé un film avec Alain Fleischer. Quelle est la nature de ce lien particulier avec cette région encore peu connue et souvent difficile d’accès ?
GB : Quand j’étais jeune, la Chine était encore très fermée au reste du monde. À l’université nous avions de longs mois de vacances chaque été et chaque hiver. J’avais une envie folle d’aller voir ailleurs, de quitter cette société où j’avais toujours vécu. Mais à cette époque il était impossible de partir à l’étranger, j’ai donc choisi le Tibet, parce que c’était l’endroit le plus lointain où je pouvais aller et parce que c’était ce qui ressemblait le plus pour moi à l’étranger. J’avais soif d’aventures, j’entendais les gens dire que la vie au Tibet était très dure, que cette région était extrêmement difficile d’accès… C’était exactement ce que je recherchais, ces arguments m’ont décidé à partir ! Cela a donc été mon premier voyage. J’ai emprunté deux appareils photo, l’un à mon professeur, l’autre à un ami, et je suis parti. J’ai fait quelques rouleaux de pellicule là-bas, et en rentrant je les ai développés dans le dortoir, la nuit. Cela a évidemment été très important pour moi parce que j’y ai découvert le Tibet, et ce sentiment mêlé d’étrangeté totale et d’une certaine familiarité, mais j’ai toujours considéré ce premier voyage comme plus ou moins raté. C’est sûrement pour cette raison que j’y suis retourné tant de fois depuis. Le Tibet est devenu pour moi le territoire d’un exercice introspectif : dès que j’ai de nouvelles idées je veux toujours y retourner pour les réaliser. C’est un lieu qui fait office de catalyseur, de révélateur. Ça n’est pas comme Rauschenberg qui était passé par le Tibet lors de sa première exposition en Chine, à qui j’avais demandé pourquoi il était venu faire une exposition au Tibet et qui m’avait répondu : « Pour prendre de l’altitude, pour mettre mes œuvres en hauteur… »
JLM : Comment voyez-vous l’évolution de l’Art contemporain en Chine ? Et où vous situez-vous aujourd’hui sur cette scène artistique chinoise ?
GB : J’ai été très intéressé par l’art contemporain chinois à la fin des années 1980. Aujourd’hui les choses m’intéressent moins en Chine, sauf chez les jeunes artistes. Je ne retrouve plus le dynamisme, la fraicheur de mes premières années. On faisait de l’art pour sortir de cette société qui était figée depuis tant d’années, pour se sauver. Il y avait quelque chose de très puissant, de vital. L’art vient d’abord d’un besoin moral et physique. Aujourd’hui j’ai l’impression que les choses ont changé. L’art contemporain, pas seulement en Chine, est très lié à la mondialisation, à l’argent. Le but de l’œuvre d’art, aujourd’hui, c’est la commercialisation, ce qui ne m’intéresse pas. J’ai inventé ce néologisme, lostist, qui est la fusion entre le nom de Lao Tse et le mot anglais lost, qui veut dire perdu. Je me sens en marge de cette société globalisée qui n’est plus guidée que par l’attrait pour l’argent. Mais ça n’est pas un sentiment triste : mon travail échappe à cette logique de marché, et j’en suis très heureux !
JLM : Le livre est une composante essentielle dans votre travail. Vous publiez chez Artron plusieurs ouvrages, dont un important livre d’artiste numéroté et signé. Quel éclairage un livre apporte-t-il sur une œuvre et particulièrement sur votre œuvre ?
GB : À ce jour j’ai publié deux livres sur mon travail, ainsi qu’un ouvrage pour l’architecte Leoh Ming Pei, en 1998. C’est la première fois que je travaille avec Artron, qui est un des leaders mondiaux de l’édition, à l’occasion de mon exposition à la MEP. C’est une chance énorme d’avoir leur soutien, cela m’a permis de faire une sélection et d’établir un classement parmi toute ma production depuis 1985. L’exposition est d’ailleurs plus une classification, un classement qu’une rétrospective. Cela se retrouve dans la forme du catalogue, qui est conçu comme un classeur d’archives dans lequel les images et les textes sont séparés. Si le lecteur a besoin de la clef pour comprendre le travail, il doit se reporter au volume consacré aux textes. Ce livre est particulièrement important pour moi parce qu’il est lié à une certaine nostalgie : à l’université j’ai étudié le graphisme, notamment dans le domaine de l’édition. Cela a toujours beaucoup compté dans ma vie. Le livre que j’ai fait pour Pei a d’ailleurs reçu un prix prestigieux en Allemagne.
Gao Bo, Les Offrandes
Maison européenne de la photographie
Du 8 février au 9 avril 2017
5/7 rue de Fourcy, Paris IVe
www.mep-fr.org
Catalogue
Publié par Artron, Contrasto et la Maison Européenne de la Photographie
livre en 4 volumes
59 €
Gao Bo, Offrandes au peuple du Tibet
La Maison de la Chine
Du 6 février – 8 avril 2017
6, rue Bonaparte, Paris VIe
www.maisondelachine.fr/
Gao Bo, Tibet 1985-1995, Offrandes
Publié par les éditions Xavier Barral
45 €
http://exb.fr/fr/
Gao Bo, Collection Carnet de la création
Publié par les éditions de l’Œil
6 €
www.editionsdeloeil.com