Au détour d’une rue étroite du quartier de Mitte à Berlin, la galerie Robert Morat accueille entre ses murs le photographe italien Matteo di Giovanni. “True Places Never Are” est une trilogie née d’années à redécouvrir des lieux connus et arpenter des lieux méconnus.
C’est l’aspect indéfinissable que peuvent revêtir les endroits dont nous croisons le chemin qui est le cœur du travail de Matteo di Giovanni. Les trois séries présentées, chacune accompagnées de leur livre (et l’objet livre a son importance) – I wish the world was even (2019), Blue Bar (2020) et I had to shed my skin (2022) – s’entremêlent et forment ensemble le journal de bord du roadtrip intérieur traversé par Matteo di Giovanni cette dernière décennie.
« It’s not down on any map, true places never are. »
Le nom de l’exposition est tiré de cette citation empruntée à Moby Dick de Herman Melville qui sonne comme une petite mélodie qui vient délicatement bercer les images petit format qui défilent comme des séquences souvenirs. Matteo di Giovanni, qui a découvert le roman en 1997 et ne l’a plus lâché depuis, nous invite à sa quête d’appartenance ou peut-être à sa recherche du sentiment qui lui est lié. La photographie lui permet alors de se constituer, si ce n’est un monde juste, un univers qui n’appartient qu’à lui où les paysages et les sujets sont en proie à de lectures métaphoriques, comme la baleine Moby Dick.
I wish the world was even
Un voyage aller-retour de soixante jours en 2015, de Milan vers le Pôle Nord, coupant l’Europe verticalement. Ce périple détient un goût particulier puisqu’il se tient quatre années après l’accident de voiture que Matteo di Giovanni vit en 2011 à l’issue duquel il plonge quatre mois dans le coma et se réveille emputé de l’une de ses deux jambes. Il a fallu tout réapprendre. À marcher, à vivre. Et la photographie, dont il était parvenu à en faire son métier, également. Mais plus rien ne sera pareil et s’il posera des mots sur cet impossible retour que plus tard, sa pratique photographique s’était déjà transformée. Du documentaire, des commandes pour la presse ou les ONG, le photographe aujourd’hui installé à Milan a changé sa façon d’appréhender le médium aux côtés de son appareil argentique, fidèle allié de sa reconstruction. Si bien que la photographie épouse à l’époque cet insatiable désir de remonter à l’étrier en l’accompagnant lors de ce tout premier road-trip de “l’après”. Cette série, confie t-il, marque pour lui le fondement d’un nouveau chapitre en tant que photographe et individu.
Nous sommes alors emportés sur cette route avec lui. Dans ces images, pas trace d’âme mais des paysages comme seuls reflets d’âme. Une Beetle volante, un brouillard matinal, un café clos au milieu de nulle part et toujours cette lumière ambiguë qui rend l’heure de la journée difficile à déterminer. De ce voyage, on connaît seulement le trajet, impossible de déterminer géographiquement les prises, encore moins l’époque. Ces photographies sont des pauses en pleine route. Elles obligent à s’arrêter, à prendre le temps de contempler le chemin.
Blue Bar
Cette série réalisée entre 2016 à 2019 au Delta du Pô raconte une certaine condition humaine, celle de la vie près d’une rivière. Et toujours presque sans une ombre humaine pourtant si brillante par son absence. Matteo di Giovanni capte ici l’espace impalpable entre ce lieu et ceux qui l’habitent. Les motifs picturaux – une mouette dessinée sur une cabane sur piloti, une carte IGN, un papier peint motif forêt – se fondent au réel, le temps – bleu ou brumeux – dicte l’humeur des clichés et les lignes se répondent d’une photographie à l’autre. C’est le sentiment de s’y lever le matin, de s’y promener, d’y travailler, de s’y coucher qui s’incarnent en images.
I had to shed my skin
Dernière série révélée, ces photographies capturées entre 2012 et 2021 à Pescara, une ville côtière sur la mer Adriatique en Italie centrale, cristallisent l’acte de réappropriation de la photographie par Matteo di Giovanni conjointement à la réappropriation de ses origines. Pescara est là où le photographe a passé son enfance. Si l’on parle souvent du rapport particulier que nous pouvons entretenir avec les lieux qui nous voient grandir et nous initient à la vie, Matteo di Giovanni partageait, lui, un rapport plutôt d’indifférence. Un jour contraint d’y retourner pour plusieurs mois de convalescence, c’est alors que son regard se transforme.
Et il y a dans cette apparente “banalité” quelque chose de profondément mélancolique. Un cactus dans un pot fait de bois, des tomates étalées sur une nappe à carreaux trouée, une devanture bâchée ou encore une terrasse de jardin déserte. Les rues sont vides comme lorsque l’on part à l’aventure en saison creuse. On le comprend, ici, il s’agit bien de souvenirs, et surtout, de se souvenir de quoi nous sommes faits.
Noémie de Bellaigue
True Places Never Are de Matteo di Giovanni à la galerie la Galerie Robert Morat jusqu’au 29 juillet.
Galerie Robert Morat
Linienstraße 107
10115 Berlin
https://www.robertmorat.de